Cet article a été publié en septembre 1973 dans la revue américaine Artforum, alors au sommet de sa maîtrise éditoriale. Son auteur est la jeune et bientôt célèbre Laurie Anderson, également critique d’art, qui participera elle aussi à des évènements collectifs organisés par Jean Dupuy. Laurie Anderson décrit ici la première exposition collective organisée par ce dernier dans son loft, exposition expérimentale in situ, en retrait des circuits commerciaux.
La « spatialisation » et ses implications étaient les prémisses imposées aux trente-quatre artistes qui participaient à l’exposition de Jean Dupuy About 405 East 13th Street en début d’été. About portait sur la description et la manipulation de divers aspects intérieurs, extérieurs et interfaciaux du loft de Jean Dupuy. Des réalignements microscopiques et télescopiques déstabilisaient la relation conventionnelle sujet-objet. Le site de l’exposition, à la fois lieu de vie et atelier, rendait plus spectaculaire encore cette approche « spatialisante ». En l’absence des conditions psychologiques et visuelles imposées aux visiteurs dans une galerie, avec ses objets discrets soigneusement éclairés, cet espace glauque et brut renforçait l’impression initiale de désordre aléatoire.
Plusieurs artistes ont opéré sur un principe de quasi-invisibilité. La pièce la plus obstinément rattachée au lieu est celle de Gordon Matta-Clark, qui a nettoyé l’une des fenêtres, modification à peine perceptible de l’environnement, mais qui permet littéralement une plus grande visibilité. Inversement, Brendan Atkinson a pratiquement scellé une fenêtre en prolongeant le mur de briques situé de part et d’autre de cette fenêtre par une rallonge de couleur et de texture identique. Avec son allure architectonique, cette rallonge en trompe-l’œil, qui a pour fonction de prolonger et de bloquer, fait l’effet d’une parodie du minimalisme. L’« espace négatif » représenté par le mur est débordé par l’occupation et l’amplification de cet espace. La fenêtre n’est pas entièrement bloquée, car la rallonge en laisse un étroit interstice dégagé ; à cet endroit, le bord intérieur de la rallonge est peint en bleu, comme pour compenser métaphoriquement la lisière de ciel dont elle bloque la vue. L’œuvre d’Atkinson réalise ainsi simultanément l’ouverture et la fermeture – paradoxe que Duchamp a rendu opérationnel dans son atelier de New York – de façon moins analytique, plus massive, semblable à la démarche des Égyptiens qui scellaient leurs pyramides.
Trois pièces opèrent de légers réajustements et réalignements sur le plafond, le mur et le plancher, en procédant par déplacement ou par relocalisation des surfaces. Une large bande verte parcourt toute la longueur du loft (quarante et un mètres). Fred Krughoff a isolé une section rectangulaire du plancher grâce à des lignes de ruban adhésif. Une moitié de cette section est brune (le plancher) et l’autre verte (la bande). Il a ensuite peint la moitié brune en vert, et la moitié verte en brun, déviation visuelle qui rompt la continuité d’épaisseur de la bande. Marc Rattner a également réalisé une pièce dont la fonction est de désigner : un petit morceau de papier paraffiné est fixé au mur, mur dont la surface a été percée de petits trous. Ultime étape de la dialectique du dessin, le papier n’exprime plus que son emplacement physique. Sa transparence même met en porte-à-faux la problématique, récemment soulevée, de la mise à plat sur le mur. En appliquant littéralement la métaphore « un tableau est une fenêtre ouvrant sur un espace », Rattner déborde le mécanisme du « dessin qui se fait tout seul ». Nam June Paik, dans une démarche parallèle à celle de Rattner, projette sur le plafond la bande-vidéo d’un plafond.
Chris Murphy a placé sur le sol des frottis du plafond à caissons. Cette inversion – offrant au visiteur la même expérience visuelle, qu’il regarde au-dessus de lui ou à ses pieds – oblige à prendre conscience d’un phénomène optique évident mais néanmoins surprenant : l’information visuelle est généralement acquise à une hauteur de 1,50 m à 1,80 m sous plafond. Des spectacles identiques en haut et en bas situent ce point de vue en termes anatomiques.
Deux pièces travaillant sur la lumière utilisent l’agencement du loft comme point de départ. Jeanne Gollobin a fixé une grande bougie au mur, en parallèle avec des fils électriques. La mèche qui se consume graduellement redouble, en quelque sorte, le parcours de l’électricité dans le fil qui produit la lumière. Nancy Harris s’est intéressée, quant à elle, à l’ombre projetée par une lampe suspendue. Elle a peint cette ombre en gris, créant un effet de surprise lorsque la lampe se balance, ou qu’une autre source de lumière déplace la zone d’ombre.
La fenêtre, en tant que cadre ouvrant sur d’autres espaces, est utilisée de façon figurative dans plusieurs pièces. Paul Cinelli a placé la reproduction d’un Filippo Lippi (La Madone et l’enfant dans un paysage) sur le plafond, ce qui déjoue sa fonction de fenêtre. Karen Edwards a fixé dans un cadre de fenêtre un miroir étroit, qui reflète un film de l’océan. Jean Dupuy projette sur le sol des films de gens qui marchent et qui patinent. Ces dispositifs rectangulaires de cadrage et d’ouverture déplacent la position et la fonction de la fenêtre. De même, Antoni Muntadas isole des situations extérieures au loft dans ses tiroirs d’œuvres olfactives. « 1er mai 1973, j’ai traversé toutes les zones situées entre les 11e et 14e rues, et entre la 1e avenue et l’avenue A. Quatre endroits ont été considérés comme caractéristiques à cause de leurs odeurs particulières. Ces quatre emplacements montrent un itinéraire et décrivent un environnement qui entoure 405 East 13th Street ». Muntadas a ensuite recueilli des objets caractéristiques de chaque lieu (par exemple, des chaussures dans une cordonnerie) et les a installés dans des tiroirs étiquetés. Deux des pièces s’articulent sur le mouvement comme facteur modulateur de la perception. L’étirement de la perception en accordéon apparait le plus nettement dans la balançoire installée dans le loft par Joseph Alessi.
Un film vidéo de l’ascenseur de l’immeuble, réalisé par Larry Rivers, enregistre un mouvement vertical, mais l’ensemble évoque plutôt le côté carnavalesque des happenings. Des gens buvant du thé, des plantes en pot, des tapis et des chaises sont entassés dans l’ascenseur ; une fille apparaît nue, puis habillée, puis à nouveau nue dans une série de gags visuels, de farces et de facéties pour la caméra, faisant obstacle à la proposition de départ.
La photo de la porte du loft prise par Lizbeth Marano est une réplique exacte de cette porte – exercice d’illusionnisme qui n’aurait pas pu être appréhendé dans un contexte moins fonctionnel. L’attente et la surprise, fonds de commerce des photo-réalistes, sont strictement et directement appliquées.
L’affiche d’About représente un plan du loft : deux artistes ont choisi de s’attaquer à l’espace dans son ensemble. Richard Squires en a construit un modèle réduit accroché au milieu du loft. Cette proposition limpide (1,3 cm = 30,5 cm) déborde la rhétorique minimaliste sur l’échelle, sans tomber dans le côté chichiteux des artistes qui travaillent sur le minuscule. L’échelle réduite, qu’il s’agisse d’un nain, d’une poupée ou d’une bouteille de Coca, suscite souvent un mélange de condescendance et de mépris. Mais le modèle réduit de Richard Squires ne donne pas dans la coquetterie de la maquette. Au contraire, son fini méticuleux confère au vrai loft, par contraste, des allures d’agrandissement grossier.
Une autre pièce, de Jean Dupuy, traite de l’espace dans sa totalité mais par le biais plus prosaïque du reportage. Un grand plan du loft, fixé sur bois, est installé à la verticale : des trous carrés y sont pratiqués par endroits. Des diapositives d’activités particulières à chaque zone du loft sont projetées à travers ces trous. Le propos didactique rappelle celui d’un musée, mais les activités choisies sont des instantanés de la vie quotidienne, prélevés au hasard : se laver les mains, tourner une page, goûter une sauce. Anne Tardos cherche également à relier les pièces privées (cuisine, salle de bain, chambre à coucher) à l’espace public. Elle a placé un écran dans la carte de Dupuy, d’où l’on peut suivre ce qui se passe dans la cuisine, et accroché un microphone au-dessus de la table de la cuisine. Ces appareils de surveillance renforcent la distinction entre le public et le privé tout en la subvertissant.
Un œilleton a été ajouté par la suite au centre du plan de Dupuy. À travers cet œilleton, on aperçoit une diapo du plan. La découverte de ce modèle réduit du modèle réduit dans lequel il est inséré crée un choc qui transforme le spectateur en voyeur, et l’oblige à prendre intensément conscience de son acte.
D’autres pièces de Dupuy ont pour fonction d’ouvrir l’espace de manière imprévisible. Une flèche en ruban adhésif pointe vers un petit miroir appuyé contre un mur. Ce dernier reflète l’image captée par un autre miroir, fixé au plafond face au conduit d’aération d’une cheminée, qui donne sur un petit coin de ciel. Ainsi, en regardant le miroir sur le sol, on voit le ciel, dix-huit mètres plus haut, à travers un puits étroit. Cet étirement, cette inversion, deviennent aussi le point de départ d’une autre pièce du même genre : un miroir étroit, posé en biais contre un rebord de fenêtre. Cette fenêtre donne sur le mur de briques de l’immeuble d’en face, mais l’image reflétée par le miroir est celle d’un long puits de lumière incliné, au bas bordé d’une bande du ciel.
Une autre pièce de Dupuy, sans doute la plus frappante, est également la plus invisible. Le loft est contigu à un salon de beauté, où Dupuy a placé des micros. Les sons sont ensuite retransmis dans le loft. Des bribes de confidences, des coups de ciseaux, le pschitt des bombes de laque, les propos banaux qu’on échange dans un salon de beauté sont ainsi amplifiés. Ce transfert à distance est également le principe d’une pièce que Dupuy a réalisée avec de la poussière. Le loft est balayé tous les jours ; le tas de poussière accumulé est éclairé par un spot. Neuf mètres plus loin, un télescope est braqué sur ce tas de poussière. La première impression, lorsqu’on regarde par le télescope, est celle d’un paysage de montagne accidenté. Soudain, ce qui ressemble à un mégot de cigarette gargantuesque se dresse ; le télescope s’est transformé, en quelque sorte, en microscope.
Ces permutations rapides des points de vue informent une grande partie des pièces de l’exposition. Plusieurs artistes ont été profondément influencés par le traitement unique et visionnaire, par Dupuy, de l’échelle et des transformations visuelles. Dupuy dément cette influence et se contente de dire : « Je voulais mettre au point un piège, créer des limitations dans lesquelles travailler. C’est comme une plaisanterie, en fait, mais une plaisanterie à un niveau où j’aime me situer ».
Plusieurs des pièces de l’exposition s’intéressent à la mesure, optant ainsi pour une définition plus ou moins mathématique d’About. L’emplacement géographique du loft dans le quartier et la ville est défini par Irene Krugman. Elle a transporté une tringle du 310 Riverside Drive jusqu’au loft, et écrit : « Je voulais prendre des mesures pour comparer, et pousser à réfléchir sur l’espace qui sépare le 310 Riverside Drive du 405 East 13th Street, de même que sur les positions relatives de la tringle suspendue 1) dans l’espace précédent et 2) maintenant inclinée et touchant le sol et le plafond. Par exemple, elle est maintenant installée à 7,50 m du sol, soit 10 m plus bas qu’auparavant » . La fonction première de la tringle – suspendre des tableaux – est transformée par son déplacement : la tringle est devenue, en quelque sorte, un instrument de mesure qui situe un espace par rapport à l’autre. La bande vidéo de Juan Downey, From Loft to Loft, documente le parcours du loft de Downey à celui de Dupuy et le « footage » [en anglais : « footage » est une séquence de cinéma, mesurée en « feet », en pieds], pris au sens littéral du terme, mesure la distance à pied.
Deux artistes ont travaillé à mesurer et à enregistrer les lignes de vision, Gianfranco Mantegna et Bob Fiore. Mantegna a pris une photo du toit de la centrale électrique de la Con Edison, qui se dresse à l’est de la 14e rue. Il a montré la photo à un mathématicien, qui a calculé la distance exacte entre le toit et la centrale en se fondant exclusivement sur les informations fournies par la photo. L’idée maîtresse de l’œuvre, la transformation d’informations purement visuelles en mesures précises par le truchement de règles mathématiques, souligne les opérations presque inconscientes, quasi-mathématiques du regard au quotidien, ces petits calculs qui nous permettent de dire : « Je vois un homme debout à environ six mètres d’un immeuble à deux pâtés de maisons d’ici ». Bob Fiore se sert de la ligne de vision pour exprimer une sorte d’existentialisme comique et erratique. Il a pris une photo de l’immeuble d’en face depuis la fenêtre de son loft du quatrième étage, à deux étages au-dessus de celui de Dupuy. (À ce moment-là, quatre pompiers étaient en train d’éteindre un petit incendie). Dans le loft de Dupuy, il a placé la photo sur la fenêtre située directement en dessous de celle où la photo a été prise. La vue, depuis la fenêtre du deuxième étage, ne peut correspondre que de façon approximative aux éléments d’architecture de la photo, à cause de l’effet de réduction horizontale. Le spectateur, situé six mètres en dessous du point de vue de la photo, est obligé de prendre conscience de l’arbitraire de son point de vue. La présence des pompiers ajoute à l’ensemble un petit côté Marx Brothers.
Trois artistes ont choisi de travailler sur About en termes temporels. Chaque jour, durant l’exposition, Gianfranco Mantegna a affiché une photo et une description des événements qui se sont déroulés exactement cinq ans avant la date actuelle (c’est-à-dire ceux de mai 1968 à la Sorbonne). Le calendrier, instrument de répartition et d’organisation du temps, devient ainsi un dispositif à tiroirs, qui désigne le concept du temps en soi comme simple mécanisme empêchant les événements de se dérouler simultanément. La pièce d’Irene Winter adhère plus strictement au propos d’About. Elle a fixé un tesson de terre cuite (2000 ans avant J.-C.) sur le mur de briques en terre cuite (environ 2000 ans après J.-C.) du loft. L’échelle grandiose de la mesure approximative du temps en archéologie (on arrondit au millénaire près) forme un contraste saisissant avec la modestie des artéfacts. Les quatre millénaires qui séparent les pièces en terre cuite sont télescopés par leur proximité physique, via une appréhension sensible du temps et de la distance.
Trois artistes ont défini About en termes verbaux. Dana Egan a inscrit les noms des artistes participants sur un morceau de ruban adhésif collé au mur. En tant que simple énumération, cela a un certain intérêt, mais le propos essentiel semble être de souligner le caractère collectif de l’exposition. Dans About, rien n’indique qui a fait quoi. L’absence de cartel souligne le caractère problématique de l’exposition, et renforce l’impression que plusieurs des œuvres semblent être issues d’une même sensibilité. L’inscription latine d’Andrea Halpern en lettres romaines de trente centimètres (« Decorationes Domus Amici Frequentantis ») souligne l’architecture de façon enjouée et déjoue ironiquement la notion d’échelle. Paul Jay a pris une diapo de son propre mur, où est inscrit : « J’ai l’intention de photographier ce mur et de l’utiliser pour illuminer le mur de Jean Dupuy. Observez la lumière.» Cette diapo est projetée sur le mur du loft de Dupuy. Un mot est fixé à côté : « Conseils utiles sur la projection : La lumière de cette œuvre véhicule certaines informations concernant deux murs spécifiques (le mien et celui de Dupuy). Cette information véhicule à son tour certaines implications (les préoccupations artistiques) qu’on pourrait appeler (dans le cadre de notre propos) le sens. Les mécanismes lumineux grâce auxquels ce sens implicite est transmis représentent une métaphore de la façon dont le sens verbal du mur (ce qui est écrit sur le mur) est transféré. Vos réactions m’intéressent mais je ne veux pas les connaître ».
Couverture : About 405 East 13th Street #1, vue de l’exposition, New York, 1973. Photo : Gianfranco Mantegna.