Dans ce texte écrit par Christian Xatrec à New York en avril 2008, le propos n’est pas de rentrer dans le détail des œuvres de Jean Dupuy, ni d’évoquer les différentes périodes qui jalonnent son parcours, mais simplement de mettre en évidence le système anagrammatique qu’il a pris le temps de développer depuis 1981, et qui s’impose en fin de compte comme le ciment de son œuvre.
La lettre est la plus petite unité de langage, sa particule élémentaire et, de fait, sa matière première.
Une anagramme est un mot, une phrase, un texte, obtenu par la transposition des lettres d’un autre mot, d’une autre phrase, d’un autre texte et vice versa.
Il existe différents procédés pour composer une anagramme.
Un système anagrammatique recouvre l’ensemble de ces procédés.
De même que le premier stade de la réalisation du grand œuvre consiste en la dissociation de la matière en vue de transmuer les métaux en or, de même le premier stade de la réalisation d’une anagramme consiste en une atomisation du langage en vue de transmuer le sens.
L’anagramme pourtant, si elle procède d’une alchimie du langage, n’est pas ésotérique : elle doit être prise littéralement à la lettre.
Une anagramme est une tautologie.
Le sort d’une anagramme est d’être liée à sa moitié, à son autre, inséparable et réciproque.
Une anagramme est révélatrice d’un sens autre, en ce sens justement qu’elle voit double.
Une anagramme fonctionne comme une “hétéroscopie”: elle présente simultanément deux images équivalentes du point de vue des matières qui les composent (des lettres donc) mais deux images différentes avec chacune leur horizon propre.
Regarder/lire une anagramme c’est y regarder/lire à deux fois.
L’anagramme est un équilibre parfait des matières.
Elle nécessite que l’on restitue ici ce que l’on a pris là, exactement, sans aucune déperdition.
Au départ une anagramme n’est qu’une simple particularité du langage. Elle est pourtant l’hypothèse, la pierre angulaire de l’œuvre de Jean Dupuy. D’abord utilisée comme simple procédé (quasi-oulipien) d’écriture il a su élever cette particularité en système.
Ce sont sans doute les peintures anagrammatiques de Jean Dupuy qui sont les plus emblématiques de son système.
Dans ces peintures, la nature équationnelle de l’anagramme est signifiée formellement par la superposition des deux quanta qui la composent : d’une part une liste/palette de couleurs écrites/peintes dans la couleur qu’elles représentent et d’autre part leur restitution en des textes où Dupuy commente certaines de ses pièces, formule des pensées et livre moult anecdotes autobiographiques.
Ces peintures sont la réconciliation du rétinien (la couleur) et du conceptuel (le mot) : elles évoquent simultanément un pointillisme aléatoire (résultant) et une pixellisation du langage.
Elles relèvent d’une optique mentale où les lettres/couleurs, mises en mouvement dans l’espace de la toile, agissent comme des photons qui révèlent les structures discontinues de la lumière et du langage.
Ce sont les couleurs ici qui, par leur diffraction, éclairent le système.
Les peintures anagrammatiques agissent comme des arrêts sur image qui fixent le flux des énergies et des matières et cristallisent des points d’équilibre, des moments.
Depuis 1984, Jean Dupuy s’est appliqué à publier ses peintures anagrammatiques en un grand nombre de livres, modifiant par la même leur statut d’objets en textes/poèmes.
Cette dématérialisation/dé-réification des peintures (les toiles/objets) représente une ultime transmutation non pas du sens, cette fois, mais bien de l’objet. Il ne faut pas s’y tromper: la décision de Dupuy de transposer son œuvre picturale en poésie visuelle s’impose comme critique radicale et rare du tout spectaculaire ambient de rigueur.
Parler de l’œuvre d’un artiste c’est parler de l’ensemble de ses œuvres.
La singularité de l’œuvre de Jean Dupuy c’est la singularité de cette trame anagrammatique qu’il a tissé et dans laquelle il relie l’ensemble de ses œuvres à sa propre histoire: une œuvre immatérielle, poétique, picturale, autobiographique, belle de simplicité et d’évidence, intègre, intuitive, empirique, laborieuse et figurative: une œuvre à regarder à la fois de près, dans le détail d’une poétique ordinaire/sublime, et de loin dans sa globalité, comme regarder Monsieur Hulot à travers la lunette de Raymond Roussel.
Jean Dupuy, assis à son écritoire face à la Tête du Puy (l’une des hauteurs surplombant son repère de Pierrefeu), ce n’est pas Narcisse se contentant de se mirer : plutôt, il a su créer, le temps aidant/passant son temps, cette distance calculée qui le voit se regarder (se) regardant.
jean dupuy – déjà un puy.
Plus qu’une simple référence à ses racines (“A moi Auvergne!”) cette anagramme résume (déjà) la cristallisation du système de Jean Dupuy en son œuvre anagrammatique : son système D.
Texte écrit à l’occasion de la publication, en 2008, de l’ouvrage monographique « À la bonne heure ! », consacré à Jean Dupuy, co-produit par la Villa Arson, la Villa Tamaris, le MAMAC de Nice, les FRAC Bourgogne et Provence-Alpes-Côte d’Azur, et La Galerie François Barnoud (Dijon), chez Sémiose éditions avec des textes d’Arnaud Labelle-Rojoux, Éric Mangion, Robert Bonaccorsi, Erik Verhagen, Michel Giroud et Christian Xatrec.
Couverture : Jean Dupuy, Mon canari rit jaune, 1985, acrylique sur toile, 96 x 145 cm. Photo : Nicolas Calluaud.