Bogoro, d’autres manières de faire de l’art, du droit, des sciences sociales entretien avec Franck Leibovici
Depuis 2014, l’artiste et poète Franck Leibovici mène, en collaboration avec le chercheur en sciences sociales Julien Seroussi, un travail d’analyse des documents produits lors de procès organisés par la Cour pénale internationale de La Haye (Pays-Bas). Même si le traitement de ces documents se fait avec des outils issus de l’art ou de la poésie, l’objectif est d’être utile in fine aux praticiens de la justice internationale.
Ces deux notions ont notamment été développées par Franck Leibovici dans des documents poétiques (Al Dante, Paris, 2007)
En fait deux procès se sont succédés, celui de Thomas Lubanga et celui de Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, s’appuyant sur une seule et même enquête du Procureur.
muzungu a été présentée par Franck Leibovici et Julien Seroussi au centre d’art contemporain Bunker Sztuki à Cracovie au printemps 2016, ainsi qu’au centre d’art ngbk à Berlin en 2017
Conférence de Franck Leibovici et Julien Seroussi à l’occasion du séminaire Art and Democracy organisé par Council le 23 octobre 2016 au Grand Palais à Paris.
op.cit.
En 2009 s’ouvrait à la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye (Pays-Bas) le procès de Germain Katanga (commandant présumé de la Force de résistance patriotique en Ituri) et de Mathieu Ngudjolo (commandant présumé d’une autre milice, le FNI, Front Nationaliste Intégrationniste), inculpés de crime contre l’humanité et de crimes de guerre perpétrés lors d’une attaque lancée en 2003 contre le village de Bogoro (République Démocratique du Congo) dans le cadre de la guerre civile qui se poursuit encore aujourd’hui dans le pays. Il s’agit du premier procès de cette jeune cour, officiellement née en 2002 suite à la signature en 1998 du Traité de Rome pour juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité, et de crime de guerre, et dont 124 Etats font aujourd’hui partie (la Chine, Israël, la Russie et les Etats-Unis manquent notablement à l’appel).
Si le Statut de Rome définit les compétences et les règlements de la cour, celle-ci doit encore composer, au cours du procès, avec les pratiques juridiques disparates des pays signataires et des juges, procureurs et autres acteurs qui en sont issus – témoins et accusés inclus. La relation de chacun-e à la justice, dans ses manifestations formelles comme dans ses implications politiques, éthiques et morales (le rapport à la notion de “vérité”, par exemple), s’avère rapidement hétérogène, faisant du procès le théâtre d’une invention et d’une reconfiguration permanentes des présupposés et des effets du droit. La compétence “universelle” de la Cour pénale internationale nécessite ainsi un certain nombre d’opérations de traduction et d’interprétation non seulement linguistiques mais aussi conceptuelles ou sémiotiques. .
Chercheur en sciences sociales, Julien Seroussi a été appelé en 2009 à rejoindre l’équipe du procès en tant qu’assistant juridique d’un des juges de la cour. En s’appuyant sur les outils de la sociologie, sa mission était de contribuer, selon lui, à combler “les multiples distances juridiques, politiques, géographiques et culturelles qui séparent les juges de la cour des auteurs, des victimes et des témoins des crimes qu’ils doivent juger, (…) entre le lieu de production du droit (La Haye) et le lieu de production du crime dans des pays lointains que les juristes travaillant à La Haye connaissent mal ou pas du tout”. Julien Seroussi s’ouvre régulièrement à son ami, l’artiste et poète Franck Leibovici, de la complexité de l’affaire, connaissant son goût pour l’invention de dispositifs propres à appréhender des problèmes publics extérieurs au champ de l’art. Les deux comparses décident de se pencher ensemble sur les multiples documents produits pour et par le procès (preuves, transcripts des audiences…), convaincus que les outils de l’art et de la poésie, en rendant possibles des “gestes inenvisageables” au sein du “terrain premier” (la cour), peuvent aider à mieux saisir la réalité accessible depuis les fragments présentés en audience. Ils tâtent le terrain auprès de la Cour Pénale Internationale qui les encourage dans cette voie.
Cette collaboration entre le sociologue et l’artiste, mais aussi les multiples acteurs et méthodes impliqués dans le procès, s’appuie sur une définition de l’art qui ne relève ni de ce que Franck Leibovici appelle ironiquement “le modèle du solarium” (l’artiste “se fait bronzer par un sujet” historique ou politique dont il tire l’inspiration pour son œuvre), ni véritablement de l’art dit activiste ou engagé. Il s’agit bien plutôt, au travers d’opérations de redescription (soit des formes de traduction), d’exploiter des potentialités et d’inventer des outils qui puissent aussi bien opérer au sein de la situation de départ (la cour) qu’auprès d’autres publics produits par les différents contextes d’apparition du projet (ateliers, conférences, expositions, publications, émissions de radio…).
“Ainsi, si l’on parvient à changer le contenu de la définition de « œuvre d’art » ou du mot « poésie », grâce à de nouveaux instruments et de nouveaux collectifs, on a alors des chances de produire un effet et d’avoir des conséquences sur l’institution. Cela est valable pour le monde de l’art mais aussi pour d’autres mondes : le monde du droit, de la science, le monde quotidien. Chaque fois que l’on peut repérer des opérations d’écriture qui ne s’affichent pas comme telles, on peut être sûr qu’il y a derrière une opération avec des enjeux de pouvoir. Par conséquent, si un poète, un artiste, ou qui que ce soit, y met son nez en travaillant sur ces opérations d’écriture – en se demandant comment cela s’est produit, comment cela circule, quel public cela produit – on peut alors agir sur la machinerie institutionnelle.”
Virginie Bobin : Partant du principe que les lectrices et lecteurs de Switch (on Paper) ne sont peut-être pas familier·ère·s de ton travail, pourrais-tu revenir rapidement sur deux notions très importantes pour comprendre ta pratique, celles de “document poétique” et de “redescription”1 ?
franck leibovici : pour le dire vite, en passant sur les finesses, un « document poétique » est un dispositif connectant entre eux divers documents hétérogènes (peu importe le medium, textuel, vidéo, sonore) afin de produire une nouvelle représentation de l’ensemble, utile à la reformulation du problème public à l’origine de ces mêmes matériaux. ces nouvelles connexions entre des documents déjà existants produisent une « redescription » : sans qu’il soit nécessaire d’ajouter le moindre commentaire extérieur, les mêmes éléments réagencés ou recombinés se mettent à produire de nouvelles images. c’est en cela qu’un « document poétique » produit des formes de savoir. cela veut dire une chose : on ne travaille plus aujourd’hui avec des images isolées ou des mots isolés. notre échelle est la masse, le trop-plein pour être géré avec les moyens à disposition, ce moment qui précède la base de données bien ordonnée où tout cela est proprement structuré. il nous faut alors inventer des outils susceptibles de naviguer dans ces masses et d’en produire du savoir. le « document poétique » en est une tentative.
V.B. : Le projet qui nous intéresse s’adresse à différents cercles de publics, le premier d’entre eux étant les usager·ère·s de la Cour pénale internationale. Partant de ta conception des outils artistiques et poétiques, comment as-tu appréhendé la collaboration avec Julien Seroussi, sachant que les gestes et représentations produits avaient pour objet, in fine, de “retourner dans le monde du droit” – tu vas jusqu’à dire “faire reparler les artefacts linguistiques et poétiques dans leur langue originelle” ?
f.l. : chaque fois que julien seroussi revenait à paris et me racontait ce qu’il était autorisé de dire des audiences de ce procès, je me disais intérieurement : “mais c’est la cour des miracles, cet endroit !…”. par ses rapports réguliers, il avait attiré mon attention. puis, comme un vieux paysan, il m’a fallu tâter le terrain pour en évaluer la richesse : quels types de matériau cette situation de procès produit-elle ? quels sont les inscripteurs enregistreurs auxquels on va avoir affaire ? nous en avons dressé une liste : d’abord, tout ce qui est dit dans la salle d’audience est enregistré en vidéo (du son et de l’image), aussi bien les paroles des témoins, les discussions juridiques de la cour, que les aléas technologiques qui font que les juges appellent à la rescousse des techniciens. ces enregistrements mettent donc sur un même plan, sans hiérarchie, des gens qui racontent des événements traumatiques survenus dans l’est du congo, des juristes qui font travailler des procédures et inventent le droit international pénal du xxie siècle, des machines qui manifestent régulièrement leur présence à travers des glitchs. puis, comme le procès est international, les gens parlent plusieurs langues. ici, le lingala, le swahili, le français et l’anglais. il faut donc des interprètes pour passer entre les langues (avec des casques sur les oreilles et des canaux de diffusion), mais pour ne pas perdre les interprètes, les juges demandent de parler lentement, de faire des phrases très brèves, et d’attendre 5 secondes entre chaque prise de parole – ce qui donne une élocution très théâtrale, comme au ralenti – simultanément, tout ce qui est dit est transcrit en temps réel par des sténotypistes, et ces transcripts s’affichent sur les écrans des juges, de l’équipe du procureur et de celle de la défense. enfin, il y a tous les éléments de preuve (des documents officiels, des lettres, des photos, des dessins, des films) qui sont mobilisés durant le procès. dans la volonté de poser un statement démocratique, cette cour a décidé de rendre publics ces matériaux (donc des vidéos, des transcripts, et les éléments de preuve), à l’exception de quelques éléments pouvant mettre en danger la sécurité de certains témoins. lorsque j’ai pu mesurer l’ampleur des matériaux accessibles, j’ai proposé à julien seroussi, une fois le procès achevé en 2014, d’essayer de faire quelque chose de ce terrain si riche qui semblait tellement sous-exploité. sous-exploité depuis des perspectives non juridiques, avec des lectures anthropologiques, poétiques, etc. mais aussi sous-exploité juridiquement, car la cour, dont c’était le premier procès2, avait rencontré nombre d’obstacles auxquels elle n’était pas préparée. et revenir sur ces matériaux était, pour elle également, une façon de mieux juger pour les procès suivants. donc le projet a tout de suite été pensé de manière collaborative : traitement de ces matériaux avec des outils venus de la poésie et de l’art, mais avec comme contrainte forte que cela devait in fine être utile aux praticiens de la justice internationale.
V.B. : Le dispositif du procès implique donc une part importante de théâtralité. La cour met en scène un double appareillage de dissimulation et de révélation, notamment par la publication quasiment en temps réel de tous les enregistrements et les transcripts en ligne sur son site Internet, pratique inédite jusqu’alors) qui reflète la quête de vérité des juges mais aussi les rapports de pouvoir que tu tentes de rendre visibles dans ton propre travail. La chercheuse Başak Ertür (School of Law, Birbeck University of London) cherche à comprendre – à l’aide d’outils tirés des sciences politiques mais aussi de la théorie de la performance – comment les procès (notamment politiques) incarnent “un théâtre de la souveraineté”, une scène où la performance de la justice produit “une curieuse occasion” pour un pouvoir souverain de se mettre en scène. Elle se demande – en s’appuyant notamment sur le travail d’artistes comme Lawrence Abu Hamdan et le collectif Model Court dont ce dernier fait partie – ce que “la manière dont la justice est performée peut nous apprendre du modus operandi et de l’auto-présentation de la souveraineté”. J’imagine que ce sont des questions auxquelles Julien et toi vous êtes confrontés au cours de votre travail ?
f.l. : pas du tout… l’auto-représentation du pouvoir, du procès comme théâtre, est un sujet connu, traité de nombreuses fois, qui frôlerait presque la « tarte à la crème ». on a préféré travailler d’autres aspects, propres à cette justice internationale qui s’invente. cela dit, le dispositif socio-technique dont je parlais – rideau de protection du témoin, voix transformée, image brouillée sur les écrans, diction lente suivie de 5 secondes de silence pour ne pas perdre les interprètes – est au cœur de l’action du procès. si la lecture des transcripts donne l’impression d’une narration de temps à autre interrompue par des glitchs technologiques ou de procédure, les gens qui assistent au procès ont une impression inverse : après des points de procédure interminables et des machines qui ne fonctionnent pas, parfois, bonheur !, surgit un îlot narratif de quelques minutes, retraçant des événements qui sont la raison d’être de ce procès… entre l’expérience de lecture et l’expérience de la réalité du procès, les rapports quantitatifs « narration / autre chose » sont inversés. par ailleurs, ce dispositif socio-technique a une autre conséquence : non seulement le récit est morcelé, mais son accès diffère selon la perspective, la position spatiale qu’on occupe dans la salle d’audience. ainsi, le témoin fait face aux juges pour que ces derniers puissent le regarder dans les yeux mais, pour ne pas être gêné par sa présence, tourne le dos au public. le public, qui est séparé de la salle d’audience par une vitre, voit donc le visage du témoin retransmis sur des écrans. lorsque l’identité de ce dernier est protégée, son image est brouillée et sa voix, diffusée dans les casques, transformée. afin de ne pas être intimidé pendant son témoignage par les regards des accusés, un rideau se dresse entre eux. mais comme un accusé a le droit de savoir qui l’accuse, le visage du témoin, caché au public, apparaît sur les écrans de la défense. on a donc la situation suivante : pour un témoin protégé, les juges voient le témoin en face-à-face, comme l’équipe du procureur et les avocats de la défense ; les accusés ne voient le témoin qu’indirectement, via leurs écrans ; le public a une image brouillée et entend une voix transformée, comme azotée, ressemblant un peu à celle de donald duck. de même, en huis-clos partiel ou total, le public n’entend plus rien dans ses casques, et les accusés ont un accès restreint aux données expurgées. chaque statut (juge, accusé, public, témoin) n’a donc pas le même accès au récit, et cette vision située, segmentée par et dans l’espace de la salle d’audience, produit des conséquences pour la compréhension des événements. on retrouvera cette dichotomie dans les techniques d’écriture mobilisées par la cour pour faire, par exemple, des résumés d’audience. là encore, ces dispositifs d’écriture produire des visions aspectuelles, mais jamais des visions panoramiques ou synoptiques.
V.B. : Nouvelle occurrence publique du projet, nouveaux publics potentiels : Julien et toi avez publié bogoro, dans la collection “Réalités non couvertes” aux éditions Questions Théoriques (Paris, octobre 2016). Le livre se compose principalement d’une sélection de transcripts du procès issus du site Internet de la CPI. Peux-tu revenir sur les critères ayant guidé le choix des extraits, ainsi que sur leur mode de présentation dans le livre, notamment les mots-clés que vous leur avez associés ?
f.l. : au travers des milliers de pages de transcripts existants, julien seroussi a pointé les transcripts des principaux témoins-clés du procès. à partir de ce corpus, j’ai sélectionné des passages selon 4 axes : le récit de l’attaque du village de bogoro le 24 février 2003 ; les passages qui montraient l’écart existant entre la cour et les témoins et d’où ressortaient des descriptions que les anthropologues qualifient d’“épaisses”, parce qu’elles font saillir des fonctionnements sociaux invisibilisés ; les moments d’invention de procédure juridique ou d’explicitation des règles de cette cour ; enfin les glitchs technologiques qui rythment, de manière inattendue, le déroulé du procès. afin de permettre un autre usage du livre que la lecture linéaire traditionnelle, on a également appliqué à certains passages des mots-clés, rassemblés dans un index des tags en fin de livre. ces mots-clés sont des notions utilisées soit par les témoins soit par la cour – ils n’ont, en aucun cas, été produits par nous. cela permet d’utiliser le vocabulaire des acteurs et surtout de mettre les différents vocabulaires sur un même plan, sans considérer le droit comme une sorte de métalangage surplombant tous les autres. grâce à cet index de mots-clés, le lecteur peut décider de suivre un tag et de voir comment des notions telles que “fétiche”, “kadogo / enfant-soldat” ou “milice” se transforment au fil des audiences et des questions, combien ces notions sont labiles et plastiques, et combien éloignés des représentations que l’on s’en fait. ces conflits produisent une réalité très différente, qui peut apparaître à nos yeux comme “bricolée” tant elle est faite d’éléments hétérogènes qui, pour notre sens commun, ne s’articulent pas entre eux.
V.B. : Dans la postface de bogoro, vous proposez la définition d’une “pratique forensique d’écriture [qui] consiste à produire des descriptions « épaisses » [expression empruntée à Clifford Geertz], des redescriptions qui ne sont pas uniquement issues des catégories de l’institution-mère (ici le droit international pénal) mais qui incluent celles de tous les acteurs en présence, sans hiérarchie pré-établie. le droit n’est plus la lingua franca qui traduit ce que disent les témoins, il est un vocabulaire parmi d’autres au sein d’une situation collective. celui des dispositifs technologiques comme celui des sorciers en sont d’autres, et tous concourent à l’accomplissement d’une même action (un procès). ainsi, des cosmogonies inattendues s’établissent, ou se rétablissent, sous nos yeux.” Que penses-tu de l’approche proposée par The European Network for Law and Literature, fondé par Jeanne Gaakeer, juge et professeure de droit néerlandaise et Greta Olson, chercheuse en littérature allemande, dans le but de mettre en valeur les apports de la littérature (par exemple dans des romans mettant en scène des procès ou des enquêtes criminelles) au droit et vice-versa, et de favoriser les échanges entre chercheurs des deux disciplines ? Ou bien cette “pratique forensique de l’écriture” (mon correcteur automatique s’entête à remplacer forensique par “fornique”) a-t-elle plus (ou moins) à voir avec “l’architecture forensique” théorisée par Eyal Weizman au sein du département éponyme de l’université de Goldsmiths à Londres, qui a contribué à populariser le terme au sein du monde de l’art ?
f.l. : je reprends le terme “forensique” d’un manuel américain de john olsson, qui s’intitule forensic linguistics (ny, london : 2008, continuum ed.), et qui est utilisé dans les procès pour analyser les documents susceptibles de fonctionner comme preuves. pour être honnête, je ne connais pas l’approche du “european network for law and literature”, mais tout apport d’outil extra-disciplinaire ne peut qu’enrichir la saisie des matériaux juridiques. l’idée d’utiliser des fictions comme instrument heuristique se révèle toujours utile. dans son dernier livre, what about mozart ? what about murder ?, le sociologue howard becker consacre tout un chapitre à l’apport des “expériences de pensée” pour l’étude d’un terrain d’enquête. cela dit, il reste essentiel de parler la langue des juristes, et surtout de saisir leurs pratiques et leurs contraintes si l’on veut les inciter à intégrer les apports d’autres disciplines dans l’institution juridique, et à modifier les leurs. il faut pouvoir reformuler en “point de droit” une question de nature politique ou éthique pour qu’elle puisse être entendue par ces juristes. sinon, on en reste à l’affrontement de “cités” incommensurables les unes aux autres, pour reprendre le vocabulaire du sociologue luc boltanski – la “cité de la morale” contre la “cité esthétique” contre la “cité de la justice”, etc. c’est pour cela qu’aussi bien le livre bogoro, que des expositions comme muzungu3, s’inscrivent pour nous dans un projet plus large visant à modifier, de la façon la plus humble possible, les pratiques des institutions de la justice internationale. bogoro ou muzungu sont des prototypes de travail à partir d’un case study, le procès de katanga et ngudjolo, mais on cherche, à terme, à passer “du prototype au modèle” (comme dirait grégory castéra [co-directeur du laboratoire de recherches artistiques Council]), en implémentant nos outils au sein de ces institutions. pour ne donner qu’un exemple, les juges demandent, à la fin de chaque journée d’audience, à leurs assistants de produire des résumés de la déposition du témoin. mais ce résumé n’est pas narratif, il prend la forme d’un tableau à deux colonnes, avec à gauche, les éléments à charge et à droite les éléments à décharge. ce qui veut dire que la parole des témoins est immédiatement traduite en termes juridiques. cette traduction, qui vise l’efficacité (on quitte l’anecdote pour ne travailler aussi vite que possible qu’avec des catégories du droit), empêche paradoxalement les juges de pouvoir se ressaisir du procès. il leur devient extrêmement difficile d’accéder à une vision synoptique ou panoramique des choses puisqu’ils ne manipulent jamais des narrations mais soupèsent uniquement des poids de charge ou de décharge. en leur proposant d’autres manières de faire des résumés, d’autres dispositifs d’écriture, on propose alors d’autres types de ressaisie du procès a posteriori. dans le dispositif d’exposition de muzungu, le système des tags appliqué aux éléments de preuve met en avant, par exemple, la connectivité des acteurs : plus un acteur est inséré dans différents réseaux de pouvoir (militaire, politique, coutumier, magique), plus son rôle est probablement important. la connectivité pourrait tout à fait être un critère venant contrebalancer le critère pondéral du tableau à double colonne.
V.B. : Justement, lors d’une de vos conférences4, Julien et toi avez présenté – devant un public composé à la fois de professionnels et d’amateurs d’art, de membres de la Cour Pénale Internationale venus tout spécialement de La Haye, et de quelques touristes Japonaises égarées – des documents issus de l’exposition muzungu. L’idée principale de cette dernière n’était pas de produire des artefacts artistiques mais de mettre à disposition des éléments de preuves et des transcripts issus du procès, accompagnés d’outils connectiques permettant aux visiteurs de manipuler ces éléments eux-mêmes pour proposer de nouvelles séquences combinatoires, d’où puissent émerger des voies alternatives à celles tracées lors du procès. La première fois que tu m’as parlé de cette exposition, alors en cours de conception, j’avoue avoir été sceptique sur la capacité du dispositif de médiation que tu proposais alors à faire émerger “l’intelligence collective des visiteurs” face à des objets aussi complexes (la barrière de la langue se posait également, les transcripts existant en français et en anglais, pas en polonais). Mais tu sembles aujourd’hui ravi de l’expérience. Peux-tu décrire le dispositif de l’exposition et les gestes mis en jeu (puisque ces derniers sont au cœur du projet depuis le début) ? Quels nouveaux documents, quels nouveaux récits a-t-elle produits ?
f.l. : je n’ai pas dit que je ne voulais pas produire des artefacts artistiques, mais qu’il ne fallait pas réduire le dispositif à de la production d’artefacts artistiques. en disant cela, je voulais mettre l’accent sur une multiplicité d’usages que je voulais préserver et développer. d’une part, les compositions qui sont produites ne fonctionnent pas moins comme œuvres d’art que les assemblages de l’artiste américain denis oppenheim, quand il met sur un même fond une carte géographique, un schéma et un extrait de texte pour produire une représentation d’une situation qui l’intéresse, ou que le retraitement de photographies d’archives mené par l’artiste libanais walid raad quand il leur adjoint de petites pastilles de couleur pour signifier des impacts de balle. toutefois, je veux que d’autres usages demeurent possibles : dans bogoro, les numéros de ligne des transcripts et les dates de journées d’audience sont indiqués, pour permettre aux lecteurs de remonter vers les transcripts originels ; dans muzungu, les personnes directement concernées ou affectées par les événements traités ne doivent pas avoir l’impression qu’on esthétise simplement leur drame, mais plutôt qu’un outil de médiation leur donne accès à des masses de matériaux qui leur seraient restés opaques et impénétrables sans ce dernier.
pour décrire simplement le dispositif proposé dans l’exposition de cracovie – mais c’est un dispositif parmi d’autres, les prochaines expositions devraient pouvoir en proposer d’autres – tous les éléments de preuve (documents administratifs, photos, schémas, transcripts) sont imprimés sur des feuilles a4 (le format utilisé par la cour), et accrochés sur un grand mur à l’aide de petits aimants. des codes couleurs et des mots-clés leur sont appliqués pour faire saillir des informations ou des aspects laissés en arrière-plan lors du procès. en suivant un tag ou une couleur, et en sélectionnant alors quelques éléments de preuve pour les déplacer sur de petits portants magnétiques, les visiteurs sont invités à proposer une composition nouvelle d’éléments hétérogènes, offrant ainsi une amorce de narration des événements peut-être inattendue et une nouvelle représentation de l’affaire. de cette manière, ils se retrouvent, d’une part, dans la position des juges au moment de la délibération, en refaisant les gestes de réarticulation des éléments – gestes que les juges faisaient mentalement parce qu’ils n’avaient pas accès à ce dispositif visuel, mais n’avaient que leur table de travail, et gestes aussi plus libres car effectués sans certaines contraintes juridiques –, mais ils se trouvent également, d’autre part, dans la position du commissaire ou du scénographe, puisque ce sont eux qui composent chaque portant, et que ces portants mobiles viennent peu à peu constituer l’exposition.
comme nous l’a dit une assistante juridique, les juristes ne sont pas formés à travailler les images, leur culture est textuelle, non picturale. le dispositif permet alors, très simplement, d’utiliser au mieux les ressources contenues dans ces matériaux visuels, et de proposer des amorces de narration depuis des lectures non juridiques – chaque visiteur vient, en effet, avec ses propres compétences et sa propre sensibilité : philosophique, littéraire, historienne, économique, musicale, etc. mais, pour faire embrayer ces gestes aux visiteurs, d’un point de vue pratique, la présence d’un médiateur est nécessaire. car il faut reconnaître que le coût d’entrée dans ce type d’installations – je parle d’un coût cognitif, pas économique – est assez élevé : ces installations sont chronophages, elles requièrent du visiteur qu’il consacre un temps non négligeable à s’immerger dans la masse de matériaux pour être en mesure de les travailler. non pas qu’il doive d’abord les comprendre pour ensuite les manipuler – c’est en les manipulant qu’il les fait fonctionner et donc qu’il s’y accoutume – mais disons que contrairement à un juge, à un chercheur ou à une personne directement concernée par le procès ou le conflit en question, un visiteur n’a, a priori, aucune raison de consacrer du temps s’il n’y perçoit pas immédiatement un intérêt personnel. encore dernièrement, j’étais témoin d’une conversation où un professionnel de l’art pestait contre « ces œuvres où il faut absorber tellement d’informations avant d’avoir accès à l’œuvre »… pour pallier ce que certains voient donc comme un handicap rédhibitoire, la présence du médiateur permet de faire baisser ce coût cognitif. mais sa conversation met également en lumière la nature discursive et conversationnelle des éléments de preuve. ces derniers sont des supports pour la délibération des juges, ils déclenchent des controverses et ne sont pas de simples objets de contemplation. le médiateur permet donc d’activer cette dimension-là. c’est pour cette raison que j’ai toujours considéré les médiateurs comme faisant partie intégrante de mes pièces et non comme des émissaires du service “médiation culturelle” ou du “service des publics” de l’institution.
V.B. : Dans un entretien récent à La vie des idées5, tu parles de tes expositions et de tes livres comme autant de « parcours d’entraînement » pour le visiteur ou la lectrice, pour s’exercer à des modes de vision qui leur sont inhabituels et rendre ainsi lisibles des mécanismes de pouvoir. Je trouve cette idée extrêmement stimulante, à l’heure où beaucoup d’entre nous se posent la question de leur capacité d’action, y compris depuis et à travers des dispositifs ou des institutions artistiques.
f.l. : lorsque notre dispositif visuel est manipulé par les juristes au cours de leur session de travail, ces derniers adoptent la perspective émique des concernés, et réduisent alors l’écart énorme qui les sépare du terrain des événements. nous travaillons ainsi actuellement à la création d’un petit médialab qui offrirait aux juristes ces outils de travail très simples, issus de l’art ou de la poésie, au sein même d’une institution juridique. un tel dispositif, qu’il prenne place dans un espace d’exposition d’art, ou dans un espace de travail professionnel, une cour de justice, se fonde toujours sur la réactivation de gestes physiques et de pratiques professionnelles encapsulées dans des artefacts. les 4 publics dont je parlais, les visiteurs de l’exposition, les juristes, les chercheurs, et les communautés affectées se retrouvent dans un espace – je ne sais s’il est vraiment commun, mais du moins analogue – à faire des gestes semblables, mais pour des raisons différentes, avec des agenda différents. c’est un peu cela une œuvre-enquête : une œuvre qui ne se réduit pas à un artefact exposé à contempler, mais un dispositif artefactuel qui encapsule des pratiques et des gestes à réactiver pour produire des formes de savoir latentes dans les matériaux à retraiter.
Cet entretien a déjà été publié sous une forme plus longue en février 2017 dans la revue Écritures n°9, Lucia Quaquarelli et Myriam Suchet (dir.), Nanterre, Presses Universitaires de Paris, Nanterre.
Couverture : muzungu, éléments de preuve, route de bogoro (mots-clés : bogoro / hema / upc / routes) © franck leibovici et julien seroussi
franck leibovici (poète, artiste).
a tenté de rendre compte, sous la forme d’expositions, de performances et de publications, des conflits dits « de basse intensité » d’un point de vue documental en usant de partitions graphiques et de systèmes de notation issus de la musique expérimentale, de la danse, de la linguistique – des documents poétiques (al dante, 2007), portraits chinois (al dante, 2007), un mini-opéra pour non musiciens (ed. mf, 2018) ; a publié des correspondances de spams et des discours de 70h (lettres de jérusalem, 2012 ; filibuster, jeu de paume, 2013) ; a travaillé sur l’écologie de l’œuvre d’art – (des formes de vie) – une écologie des pratiques artistiques (les laboratoires d’aubervilliers / questions théoriques, 2012), des récits ordinaires (les presses du réel / villa arson, 2014), refresh ! / collecting live art (tate modern / koenig, 2012-2014), the training – an artwork for later / and after (biennale de venise, 2017) ; travaille actuellement, avec julien seroussi, à un nouveau cycle d’expositions et de publication (bogoro, eds. questions théoriques, 2016 ; muzungu, bunkier sztuki, cracovie, ngbk, berlin, 2017) autour de l’invention de la justice internationale contemporaine et du premier procès de la cour pénale internationale (cpi) de la haye.
Julien Seroussi
a commencé à s’intéresser à la justice pénale internationale dans le cadre de sa thèse sur les batailles juridiques et politiques autour de la définition de la compétence universelle des juges nationaux. Après une expérience à la Cour Pénale Internationale de 2009 à 2012, il poursuivit sa carrière au sein du Pôle «Crime contre l’humanité et Crimes et délits de guerre » du Tribunal de Grande Instance de Paris. À ce titre, il a participé à la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des crimes de masse.