Ghédalia Tazartès, Opium chinois
portrait

Artiste, 16 mars 2021

Ghédalia Tazartès, Opium chinois

L’atelier-monde et les phénomes. Ghédalia Tazartès [1947-2021] Chanteur, musicien et sculpteur emporté par une météorite.

Essai par Samon Takahashi

Sommaire

Ghédalia est un mythe familier que l’on se permet d’appeler par son prénom. Celui, adopté, qu’il a choisi de porter, par tradition, en mémoire d’un grand-père, faisant un bras d’honneur à l’état civil qui lui imposait la banalité d’un “Gérard”.

Portrait-pétales

On a lu quelque part que Ghédalia cultive en son prénom une asteracea, le Dahlia.
« La systématique de cette famille reste délicate au rang des espèces en raison de l’action conjointe de l’apomixie, de l’hybridation et de la polyploïdie ». Tout est dit.
Quoi de plus approchant donc que d’emprunter à Bernard Heidsieck le titre d’une de ses Biopsies pour tenter de circonscrire l’esprit du poète, musicien et sculpteur Ghédalia Tazartès ? De petites entes ici et là à fin d’analyse, de diagnostic, d’où bourgeonnera, espérons-le, quelque réponse fidèle, quelque consolation au manque qu’il provoque.
Ghédalia est un mythe familier que l’on se permet d’appeler par son prénom. Celui, adopté, qu’il a choisi de porter, par tradition, en mémoire d’un grand-père, faisant un bras d’honneur à l’état civil qui lui imposait la banalité d’un “Gérard”.
Ghédalia porte son squelette avec une malice enfantine. Les bras timides posés le long du corps, les mains impatientes de tous les gestes, un dos que l’on sent souffrant, des yeux brillants qui n’en laissent rien paraître, qui vous regardent avec tendresse, comme si vous étiez important, un air comme toujours surpris d’être là ; chat du Cheshire échappé d’une boîte quantique : « “être” ? ou “ne pas être” ?, “être” ! c’est ça la question !» rectifie Ghédalia.

L’atelier-monde

Ghédalia n’ouvre pas la porte, il vous attend déjà sur le pas. Sa silhouette de phasme noble vous accueille en haut des marches de son Helsingør, chapeau mou posé sur le crâne glabre des souvenirs d’une crinière abondante, un cheveu seul demeurant sur la langue achevant l’inventaire de ses charmes.
L’atelier-monde est là devant comme une séquence à déchiffrer. Des miroirs mosaïque derrière lesquels un café frémissant nous indique que rien ne presse, et tout de suite sur vous les regards innombrables d’objets de verre, d’assemblages totémiques faits de poupées, de bibelots, de porcelaine ou de jade, tubes à essai et coupes de cristal, miniatures mises en scène et autant de vies immortelles qui, comme d’une évidence, placent au centre de son œuvre sa pratique de la sculpture, de Dada au surréalisme, du bricolage génial à la délicatesse de l’esthète émerveillé de peu. Sa musique nous apparait alors indissociable de cette peuplade de chimères née de mains ouvrieuses, d’icônes, de gris-gris, de fragiles métaphores chargées de quêtes, d’itinérances, des brocantes d’Aligre aux confins du Kerala. Ghédalia collecte, collectionne, colle et recolle. On pense à l’acte d’un guérisseur homophone qui panserait les mots, qui penserait les maux, et dont la musique ne serait finalement que l’expression sonore et mouvante de ces objets de transfert d’apparence figée. Ils s’animent pourtant tout autour, la lumière éclatant en leur prisme, les reflets d’un oiseau rasant votre cou alors que vous avancez dans l’immense pièce unique, tapis persans et kilims usés par tant d’amis, recouvrant le sol concave qui vibre sous les pas. Entre deux fenêtres trône le Revox, surplombant les orgues électriques et les synthés obsolètes : le studio de Ghédalia, l’établi où l’artisan donne la voix à ses Golems et Pinocchios. C’est selon.

Cocon, Ghédalia Tazartès

Cocon, une idée – Citroën lui traverse la tête. Photographie © Ghédalia Tazartès

Dedans-dehors

On pourrait presque se faire avoir. Croire que de ce lieu, tel un Raymond Roussel sédentaire, Ghédalia invente en toute innocence son hapax musical. Mais Ghédalia est le contraire d’un fou dans sa tour. Pas d’art brut ici, mais une érudition aussi vaste que discrète. Un solitaire très entouré.
De femmes bien sûr.
La séduction qui émane de toutes ses attentions n’a pu que le couvrir de conquêtes. Et Ghédalia est beau. Il est beau depuis des siècles.
D’amis choisis comme d’une famille aussi.
André Glucksman & Françoise « Fanfan » Renberg, Jacques Kébadian, Franssou Prenant, Michel Andrieu, Ipoustéguy…, une famille qui vivait ensemble les utopies prolétariennes, les débattait, les pensait et les documentait pour certains, à coup de stylo, de caméra ou de burin. En 1976, cette troupe est en partie réunie dans le film, ovni combattant et féministe de Michèle Rosier, Mon cœur est rouge. Manifeste et résumé d’une communauté d’esprits.
De livres dévorés et d’amours poétiques.
Rimbaud, Verlaine, Desnos, Apollinaire…, qu’il mettra en son et en scène.
Non, Ghédalia n’est pas un hurluberlu déconnecté. Il est entouré d’une bienveillance folle qu’on imagine forcément méritée. Il est poussé au-devant de lui-même par ses pairs (« toujours se dépasser » se souvient Elie Tazartès, – l’enseignement dont elle hérite). Ipoustéguy le convainc de la valeur de son talent, qu’il peut le convertir en pain. Michel Chion, avec lequel il collabore dès 1975, gomme le complexe de « non-musicien » qui le freine, fait accepter que « ce que tu fais c’est de la musique, c’est une œuvre ». Michel Chion concèdera en retour : « C’est chez Ghédalia, dont la force musicale m’a inspiré et revigoré, que j’ai créé des éléments musicaux pour mes propres œuvres sur les vieux instruments récupérés qu’il collectionnait : son harmonium s’entend dans le Gloria, et son orgue électrique déréglé m’a inspiré des accords qu’on entend dans La Ronde, la Tentation, la Messe de terre. » Enfin, le couple André et Fanfan, par amour, lui offrent l’écrin pour n’être qu’en son art, l’atelier du Faubourg St-Antoine, hutte ou cathédrale, qui devient, à vie, son autre corps.

Retour

A 17 ans, Ghédalia trace la route, de l’Anatolie en souliers au choix politique de l’usine de banlieue. Un diplôme d’électronicien comme trophée lui servira par la suite à maintenir en vie des magnétophones arthrosés. L’expérience malheureuse d’un groupe de rock dont au bout de quinze jours il déclinera l’offre de chanter en anglais l’obligera à s’avouer chanteur solitaire, seule expression dont il maîtrise alors l’immédiateté et l’urgence. Remercions le manque de persévérance qui lui vaut d’abandonner tout espoir de savoir « bien » jouer d’un quelconque autre instrument l’obligeant presque par défaut à adopter le magnétophone, orchestre inattendu qui ouvrira la voi·e·x à ce qu’il appelle l’Impromuz.

Je cherchais encore mon instrument, je savais que je pouvais chanter, je le faisais dans les bois, pour les canards, pour moi, je l’ai beaucoup fait à la mort de ma Grand-mère pour sortir de moi une sorte de culpabilité, une tristesse (j’étais un petit garçon un peu méchant). Je savais donc pouvoir chanter, mais ce ne me semblait pas être un instrument, jusqu’à ce que je rencontre un magnétophone. »

Dépli

Les années 80 voient la danse en rupture, qui se cherche de nouveaux élans. Ghédalia signe de nombreuses musiques, jouant parfois sur scène parmi les corps en mouvement. François Verret, Odile Duboc, Annette Leday…, les chorégraphes sont en demande de son cachet. Mais c’est le théâtre surtout qui va lui offrir une place de « compositeur », une place à lui. Philippe Adrien, le premier, insiste assez pour craqueler les doutes du musicien qui, suite à un premier refus, accepte de mettre en musique En attendant Godot. C’est un succès, la pièce tourne pendant quatre ans et la collaboration avec le metteur en scène en durera quinze. D’autres collaborations essaiment une carrière prolifique, comptant également des spectacles qu’il écrit et met en scène.
Enfin, le cinéma et la télévision, avec des bandes originales et, sporadiquement, une présence face caméra.
Sans oublier, sortie de l’écran, Nathalie Richard, sublime et intense muse indomptée de Rivette, Akerman, Haneke ou encore Assayas, avec qui il aura son premier enfant de sang, leur fille Elie.
La famille est omniprésente dans l’œuvre de Ghédalia. André Glucksman signe les notes du premier disque. La voix et les saillies drolatiques d’une pertinence précoce du jeune Raphaël Glucksman, le fils, illuminent nombre sillons de Ghédalia, son parrain qu’il considère comme un deuxième père. Elie Tazartès grandit en photo sur les pochettes, participe à la scène, et Lalo, son frère, à son tour capturé au micro.
Ghédalia est un artiste domestique. Il crée avec les siens, pour eux. Son univers est à la fois sur terre avec la peau des autres, en même temps ailleurs, dans les galaxies mentales qu’il visite pour les conter à son retour, en faire partager la réalité paradoxale de songes juxtaposés. Il peint sa musique comme il compose les murs de son atelier-monde. Sur des temps étirés, remaniés, amputés, réanimés. Des vestiges sont nourris de l’instant et vice-versa, il coupe, il coud, il soude, partitions de Bakélite, de perles irisées et de vieux clous ; il n’y a pas d’époque. Des millénaires sont enfouis dans chacun de ses sons.

Envol

Ghédalia, donc, vit de la musique grâce au spectacle. Mais « sa » musique, qu’il peine à faire entendre pour elle-même, – de rares concerts entourent la sortie de ses premiers disques, eux-mêmes se vendant parcimonieusement –, attend son moment. Les années 90 et 2000, le décloisonnement des niches et l’oreille d’une nouvelle génération vont insuffler le vent favorable. Nouvelles publications, rééditions, collaborations foisonnantes (David Fenech, Jacques Berrocal, Vincent Epplay, Quentin Rollet, le groupe GOL, Dennis Tyfus, Chris Corsano, Rhys Chatham…) et trio avec les Reines D’Angleterre, installent Ghédalia au centre de l’attention d’une scène plus ouverte que jamais, éclectique et avide. Les années « laptop » déshumanisées font place au retour de la musique libre, avec instruments et organes, et Ghédalia, reconnu comme tel, compte parmi ses porte-étendards de la première heure. Mais sa modestie, son cuir de rocker un peu trop grand, ses blagues potaches et son rire tonique, ne l’imposent ni pionnier ni mentor. Ghédalia est un compagnon de jeu, il n’attend pas de condescendance. A ceux qui le considèrent chaman, il répond «je suis un Parisien, une personne normale». Pas si sûr. Sa présence seule transforme n’importe quelle scène en cabaret clandestin de ghettos insoumis.

Phénomes

Alors, contre sa volonté, et puisqu’il en a guéri plus d’un, oui ! Chaman ! Shaman de la Bastille, barde sefardim, prince saltimbanque, Gitan et Gadjo tout-en-un, punk des Faubourgs…, Ghédalia est cela tour à tour, inversement et à la fois. La lexicographie commune échoue à loger le champ descriptif propre à nommer les implications naissant de sa gorge, les paradoxes qui l’animent ; le langage un esquif fragile face à la langue tempête de Ghédalia, hors du temps et du monde, en leur centre pourtant.

Oreille, Ghédalia Tazartès

L’oreille. Photographie © Ghédalia Tazartès

Cochlée

Alors comment parler d’une musique qu’on ne peut décrire ? Comment écrire sur la voix ?
La première chose à faire est de réécouter. Avec attention, puis avec distraction. Ensuite, laisser venir les évocations, les analogies, tenter d’établir une généalogie, certes incomplète et hautement subjective. Prétendre y reconnaître des influences involontaires autant qu’affirmées. Il y a donc en préambule à l’écriture de ce texte un essai sonore sous la forme d’un mix en trois parties. Outil de travail dont je propose l’écoute à travers l’activation des trois images qui illustrent cette page.
Il s’eût agit de faire un choix. Je me suis arrêté aux fondations : les trois premiers albums.
Je ne maîtrise pas les outils du chercheur, du musicologue. Je ne suis pas non plus certain de l’utilité de l’entreprise.
Mais, si je peux en rendre compte à une personne sourde, par exemple, alors :

Triptyque fondateur d’une tradition orale universelle.

Ces trois disques de Ghédalia ourlent la géographie des lieux qui l’habitent et de ceux qu’il occupe. Une table des matières aussi, de souples à rugueuse, soyeuses à inflammables, des promesses qui seront entendues jusqu’à aujourd’hui, de celles de demain qu’il faudra faire sonner d’une bande exhumée.
Non que ces albums soient les seuls d’importance dans le corpus immense qu’il a depuis déployé, mais cette trilogie involontaire, comme d’une tacite trinité, forge le passe-partout de toutes les portes successives, des tourniquets, des huis lourds des temples aux moucharabieh que Ghédalia emprunte d’un espace à l’autre, d’une histoire intime à un conte populaire.

Diasporas, Ghédalia Tazartès

Ghédalia Tazartès, Diasporas

1 – DIASPORAS
LP, Cobalt – CBL 002, 1979

Philippe Conrath, alors journaliste musical à Libération, lance le label Cobalt. La découverte de Ghédalia et de toutes ses bouches est une révélation. Il est urgent de publier une sélection issue de ces années d’expérimentation confinée. Les origines de Ghédalia, son « nomadisme musical », se résument dans ce titre pluriel. Quel autre titre possible ? Un LP, que le réseau de Philippe Conrath saura faire connaître, sinon au grand public, au moins à ce qui compte d’oreilles curieuses, de radios libres et nationales. Il y aura même des passages TV !
Pour la chose vue, le recto montre déjà un ensemble de figures diaphanes, stalagmites pénétrables, champignons méduses, relique ou maquette d’une Atlantide évanescente. Au verso, deux humbles photos accompagnées d’un dithyrambe d’André Glucksman présentant le nouveau venu.

A
Un Amour Si Grand Qu’il Nie Son Objet

Le disque s’ouvre sur une suite. Des complaintes, portées par la voix de Ghédalia, vibrante et sortie de profondeurs d’Histoire, supportée par des boucles de voix superposées, des boucles de violon.
D’entrée de jeu, il déroule un écheveau de techniques vocales, et déjà impose son ambivalence caractéristique entre beauté transcendante et monstruosité. On devine l’écho d’un père rescapé d’Auschwitz, le poids d’une histoire familiale qui s’évanouit dans un piano fuyant.

La Vie Et La Mort Légendaire Du Spermatozoïde Humuch Lardy
Suit, psalmodié, un chant de tête, doublé de lui-même et accompagné d’une trompe ancestrale et d’un tambour cherchant son rythme. La langue, incompréhensible, quasi glossolalie, dit pourtant tout des plaies des hommes.

La Berlue Je T’aime
Superposition de boucles encore, tapis de prières et chant d’appel d’une mosquée des faubourgs parisiens. Un chant d’amour porté par-delà les toits.

Casimodo Tango
Paname rattrape le voyage précédent, point de chute ou de départ. Tango magnifiquement mélancolique composé par Michel Chion sur des paroles de Ghédalia, qu’une promenade à scooter sur l’Île de la Cité inspire :
« Du haut de Notre-Dame
J’ai fait le saut qui t’a rejoint, mon âme…
»
Note : ce titre, à la durée parfaitement calibrée, où un piano jouet contraste, désuet, avec le désespoir du sonneur amoureux d’Esmeralda, fut à l’époque un succès de la station FIP.

Reviens
Grain, raclements, yodel improbable. Retour d’un lieu qui pourrait être partout.

B
La Fin Du Prologue

La face B s’ouvre sur une fin. Un orage peine à couvrir les voix enchevêtrées, le tourbillon d’ethnies que l’on imagine africaines, finalement évincées d’une ritournelle circulaire :
Ah vous voulez ma peau, Ah c’est ma peau que vous voulez… fin du prologue

Ouverture Fragile
Retour aux sources et rappel du premier morceau de ce disque. Les voix multipliées, couchées sur un tissu de bandes concrètes transpirent les rappels de générations oubliées.

Rien Qu’au Soleil
Ghédalia introduit ici une autre marque de fabrique : la boîte à rythme filtrée au ring modulator. “Rien qu’au soleil silencieusement…” est éructé sur une samba électronique, Antonin Artaud pris dans la foule d’un carnaval grotesque.

Mourir Un Peu
Emile ou de l’éducation. Le personnage récurrent de l’enfant apparaît pour la première fois. Un jeu de boucles entremêlées questionne la mort – “Toi t’as pas peur ?”, demande Emile. On aimerait retrouver cette page inédite du Petit Prince. Celle où il atterrit sur la planète Tazartès et interroge Ghédalia avant de rencontrer la rose.
Note : Michèle Rosier, mentionnée plus haut, est la première lectrice du manuscrit d’Antoine de Saint-Exupéry. La boucle est ouverte.

Rien N’est Assez Fort Pour Dire
Folklore imaginaire aride où la bande évoque un idiophone à la corde fatiguée, où la voix puissante porte en elle l’abolition des frontières.

Une Voix S’en Va
Dernière exploration ethnographique et épilogue où se rencontrent les rêves d’un rituel Yanomami, les flûtes du Triangle d’or et l’urbanité d’un discret orgue électrique.

Diasporas est le disque des transhumances, des transes inouïes. Ma tentative d’en faire une analyse succincte se heurte à sa complexité. On se prend à vouloir inventer les mots adéquats. Phénomes : éléments qui associés font le phénomène. L’inversion des phonèmes, un monde à l’envers et contre tout, Le Grand Tout, tout contre ; une onde à l’endroit, à l’endroit juste : le passage où l’univers s’inverse, la porte de son alter ego. N’est-ce pas cette transe absolue où semble nous conduire la musique de Ghédalia ?, ses disques, phénomes musicaux, l’un après l’autre, Petits et Grands Véhicules. Transport !

Transports, Ghédalia Tazartès

Ghédalia Tazartès, Transports

2 – TRANSPORTS
LP, Cobalt – CBL 05, 1980

Ce deuxième album, également sur Cobalt, en négatif du précédent, n’affiche rien d’autre que le nom de son auteur et le mot Transports sérigraphiés sur la pochette de PVC transparente qui étreint l’objet vinyle translucide (notons ce que ce mot invoque) aujourd’hui sans doute jauni par le temps. Un cercle noir central, au diamètre lointain, révèle le trou noir que nous emprunterons, l’éclipse à venir aussi, à notre retour.
L’abolition d’une quelconque information superflue, de sa volonté même, exige de la musique qu’elle se dise en entier, sans l’affront de vaines tentatives de la décrire, serait-ce avec poésie. Point de mots donc, point de titres. Le chalandage se mérite. C’est bien d’une abolition qu’il s’agit. Du sang bleu, du capital et du marchandage, de l’industrie de la musique, de l’étiquette et des casiers mal rangés où l’on entrepose les styles et les polices, celles en uniformes comme celle du bon goût, celle des cartels dans les musées qui égarent le visiteur attiré par une signalétique du nulle-part. Une musique pour les sans-titres, révolutionnaire forcément. Ce que l’on attend d’un disque en somme. Au moins 33 révolutions par minute, c’est bien le minimum ! Et l’exigence respecte notre intrigue. Radical, extrême, Transports est un album sombre et dru. Sans concession et sans issue. Il force à l’abandon. Transports s’écoute comme un voyage psychotique, comme une initiation où l’on accepte de voir en soi l’inavoué. C’est lui qui décide de votre retour. Il faut lui faire confiance ou il ne dira rien. La lumière peut attendre.

A
Sans titre

« Ce n’est pas une petite affaire de mettre au monde plein de p’tits cafards… » tube intemporel et interplanétaire en puissance, chanté avec chevrons sur un beat métallique et filtré. Des avatars arabisants viennent perturber la paternité questionnée. Cut. Boucles électroniques au coude à coude avec des cloches enivrées, en prise avec l’accroche saturée d’une proto-mélodie orientale proche du feed-back, adoucie néanmoins par les caresses d’une clarinette interrompue par la bande à l’envers d’une voix féminine surgie de l’intimité, et ponctuée d’invocations de Ghédalia, de grelots et de bols tibétains frappés, frottés. Cut. Retour du rythme. Électrique va-et-vient. Une flûte lancinante cherche une issue. La voix se rapproche, presque menaçante. Elle vient du fond de la gorge pour devenir chant nasal. Le tambour remplace la séquence. Psychose. Fréquence ionique divaguant du grave à l’aigu. Cut. Leitmotiv de la boîte à rythme. Sombre. Crécerelles : le son de l’oiseau entendu lors d’une prise d’ayahuasca. Un escalier de boucles se met en place, le synthé analogique s’oppose aux sirènes sourdes. L’oiseau a le dernier mot. Cut. Inversion du monde. Voix et piano en chiens de fusil. Sublime mélancolie. On survit toujours à la perte d’un être cher. Cut. Une prière talmudique est malmenée par une goule à la langue inversée, démoniaque. Un fifre japonais vient courber l’effroi par un semblant de printemps.

B
Sans titre

« Ah, le donne! », l’abdication dite dans un souffle précède une séquence analogique en clair-obscur. Comme une eau scintillante au fond d’un puits. En haut, les hommes font une ronde. Cut. Sur une ligne de voix s’enroule et s’étire un chant soliste. Un chant de plaine, de toundra infinie. Cut. Le rythme à nouveau. Il se construit par strate, accompagné d’une trompinette synthétique presque joyeuse qui se délite une fois laissée seule. Surprise d’un sursaut. L’ensemble se reforme plus rapide. La danse de la dernière pluie. La pluie se couche. La fête reprend. La danse est de plus en plus vive. On se voit virevolter sous la mousson d’une Inde probable. Cut. Quelques cordes maladroites déclenchent une poésie en bourdon dite par deux femmes. Un escabeau sous la pluie, le chagrin et l’amour. Cut. Bandes à l’envers en forme de gouttes lacrymées. Cut. La voix rauque du griot converse avec les notes perçantes du synthétiseur. Pas loin, quelqu’un travaille. On sonne à la porte. Cut. Boucles de voix et projections véhémentes de synthé. Attraction / répulsion. L’espace est désolé. Contre toute attente, arrive un touriste, qui nous parle en anglais : « all animals have a personality », « I am a dancer ». On sort du disque catapulté dans une brusque réalité. Il fait encore jour et les yeux nous brûlent.

Une éclipse totale de soleil, Ghédalia Tazartès

Ghédalia Tazartès, Une éclipse totale de soleil

3 – UNE ECLIPSE TOTALE DE SOLEIL
LP, Celluloid – CEL 6661, 1984

La couverture montre un enfant venu d’un autre temps, auprès d’une barque. Un cliché de Nadar ? Une simple photo de vacance pourtant ; le jeune Raphaël Glucksman paré à la traversée d’un Euphrate ou d’un Loch Ness bourguignon. Au revers, une image intrigante et mystérieuse. Un orchestre réduit surplombe ce qui ressemble à un chantier titanesque. Ou s’agit-il d’une guerre épuisée ? Les musiciens ont les atours soviétiques et militaires. Chant de bataille de larmes rouges ? Champ sans amour attendant la saison des genêts ?

A
Sans titre

Retour au monde. Un monde parmi d’autres. Un monde de bruits. Un rythme industriel, saturé, inaugure la face. Les basses mettent en péril les membranes. Toutes les membranes. Une concaténation métallique accompagne le chant d’un canari. Celui qui vole libre dans l’atelier-monde. Qui voyage fenêtre ouverte et revient comme il est parti sur un coin de table ou dans la paume de son hôte bienveillant. Et soudain, la comptine improvisée du jeune Raphaël sépare l’océan en deux. D’un côté ce brin d’enfance itératif, de l’autre la mélopée de Ghédalia s’érodant dans les invocations lascives de Yumi Nara. De la fenêtre ouverte revient le canari, apportant de son voyage à l’ombre les esquisses d’instruments désuets, malaxés avec entêtement. Une voix sourde nous rappelle qu’un lointain est à venir. Celui d’un griot burundais polyglotte, rocailleux, hésitant entre idiomes vernaculaires et articulations hébraïques, un tambour… Une procession étrange les rattrape et s’arrête net devant quelque boîte à rythme bancale invitant l’orgue électrique à la mélodie triste qu’un chant tiraillé transforme en chanson tribale dont la provenance indéfinie rend confuse la notion de culture. La nuit est le jour.

B
Sans titre

La surprise du tempo swing d’une section rythmique Bontempi nous rappelle que la ville est autour néanmoins, que la new-wave et l’occident sont aussi le lieu de l’auteur. La cité s’affirme au travers d’une énergie de cris, de saturation, de séquences analogiques rapides. Et là encore, le cut-up interrompt notre confort précaire. Des bribes de japonais, des plaintes balbutiées, et enfin la lumière du soleil qui se réapproprie le ciel. L’orgue est mélodique, la voix s’harmonise et l’enfant accompagne son protecteur. Peu de répit pourtant. Les affres amères ressurgissent pour à nouveau s’évanouir dans une prière shintô de pacotille. Raphaël avoue avoir cassé la radio. L’orgue accompagne l’enterrement de l’objet et la voix de l’enfant prédit sa renaissance. On comprend alors, au son de ces premières expressions du langage humain, entre la découverte du Soi et la découverte du mot, que les voix de Ghédalia n’ont d’ethnicité que celle de l’enfant universel.

Si Diasporas est une carte qui s’écrit, en même temps qu’un territoire inexploré, Transports est la tension, les antagonismes et les limites des longitudes, latitudes et lassitudes d’un monde replié.
Une éclipse totale de soleil, en les superposant, ouvre le canal vers un retour aux astres d’avant la lumière, d’après l’obscurité. Le hors-chant vibre dans l’écho du hors-monde.

CUT

Phénomes [suite]
Ghédalia est le muezzin d’Alep, il est le bateleur de Constantinople, le batelier de Thessalonique. Il est épiphyse éclose sur la steppe mongole, il est la diaphonie bouriate qui accompagne le chant des bourgeons pourpres. Il est la complainte du veuf de Yerevan et celle de l’ancêtre shqiptar, il est trouvère occitan et griot senufo. Du frisson de la peau tendue, d’un tambour vers l’épiderme, il est guerrier bamiléké, coupeur de feu, il est Hopi et Kayapo. De la cour de l’atelier-monde, il crée la disco de Lascaux et la techno de Mos Eisley, du fond de ses cordes vocales, il est bushman et bluesman. Il est le souffleur de Murano, la pleureuse de Chatila, l’amant de La Goulue, le Tzigane montreur de Grande-Ourse, latin lover du Gange, carillonneur de Sainte-Catherine, lunaire arhat, visiteur d’estaminets et titi parigot. Le canari Ghédalia repart en voyage.
La fenêtre reste ouverte.

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En couverture : Opium Chinois. Photographie © Ghédalia Tazartès

Les hérauts du Peuple sont immortels !
A peine évadé, Ghédalia se pose entre les ailes d’un livre fraîchement publié.
Des photos de lui exhibent ses amulettes, canard de faïence et autres sphères nacrées.
Les images qui illustrent cet article en sont issues.
Quoiqu’il en soit, Livre + cd de Ghédalia Tazartès
Edité par les éditions Bisou.

Remerciements : Quentin Rollet, et Elie Tazartès, sans qui…
Sources : Blog de Michel Chion, Interview de Giulia De Val (en italien), blog Beyond the Coda, entretien avec Elie Tazartès, archives personnelles.

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