Pourquoi et comment produire des objets destinés pour la plupart à être stockés dans l’attente d’hypothétiques expositions et d’encore plus hypothétiques ventes ? Comment continuer à travailler sans forcément réaliser concrètement des objets dont la fabrication, le transport et le stockage imposent des coûts conséquents ? A l’heure de la crise économique et environnementale que nous traversons, ces questions posées par Boris Achour prennent un sens particulier. L’artiste y répond en développant un système de conception et de production artistique aussi rigoureux qu’aléatoire : le projet DAMP.
Sur la structure de La vie mode d’emploi et sur son principe de construction voir notamment La vie mode d’emploi sur Fratrazie et Outils pour La Vie mode d’emploi de Georges Perec
La logique floue est une extension de la logique classique qui permet la modélisation des imperfections des données et se rapproche dans une certaine mesure de la flexibilité du raisonnement humain.
« Le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants : je ne souhaite pas en ajouter d’autres. Je préfère, tout simplement, affirmer l’existence des choses en termes de temps et/ou de lieu. » Cette citation considérée comme fondatrice pour l’art conceptuel de Douglas Huebler est tirée du catalogue de l’exposition January 5 – 31, 1969 organisée à ces dates par Seth Siegelaub à New-York. (Il est à noter que cette citation est rarement mentionnée dans son intégralité « […] More specifically, the work concerns itself with things whose interrelationship is beyond direct perceptual experience. Because the work is beyond direct perceptual experience, awareness of the work depends on a system of documentation. This documentation takes the form of photographs, maps, drawings, and descriptive language. » […] Plus précisément, l’œuvre s’intéresse à des choses dont l’interrelation dépasse l’expérience perceptive directe. Comme l’œuvre dépasse l’expérience perceptive directe, la connaissance de l’œuvre dépend d’un système de documentation. Cette documentation prend la forme de photographies, de cartes, de dessins et d’un langage descriptif.)
Relisant dernièrement La vie mode d’emploi de Georges Perec, découvert il y a vingt-cinq ans de cela, je réalise à quel point ce livre a été important pour moi – tout comme pour beaucoup d’autres artistes tous champs confondus, bien sûr – et combien il a pu nourrir mon imaginaire fictionnel tout autant que mes méthodologies de travail et de construction d’œuvre. Il a été noté que le pluriel du sous-titre, Romans, était particulièrement pertinent et important, l’ouvrage proposant d’une manière unique la conjonction d’un nombre considérable de fragments narratifs, de destins plus ou moins croisés, plus ou moins reliés, de pistes narratives tantôt closes, tantôt laissées en suspens, et ce au moyen d’une structure à contraintes extrêmement complexe mais placée en arrière-plan. Invisible au premier regard, ce système de règles à la logique rigoureuse, en apparence froid et mécanique est en réalité d’une précision jamais démonstrative et d’une beauté mathématique n’excluant ni le sensible, ni l’humour ni l’arbitraire. Il génère et organise un ensemble de paragraphes souvent courts, mêlant bribes de vies et descriptions très factuelles d’intérieurs, de meubles et d’objets1. Cette influence oulipienne et ces problématiques de règles, de sérialité et de variation sont présentes depuis longtemps dans mon travail mais certainement de manière encore plus flagrante avec le projet DAMP, débuté au printemps 2019 et sur lequel je travaille toujours actuellement.
Les enjeux
DAMP est l’acronyme de Display, Algorithmes, Modélisation Procédurale. C’est un titre de travail, provisoire, mais qui a le mérite de présenter les enjeux du projet :
Display est un nom et verbe anglais réunissant les notions de présentoir, de surface physique de monstration tout autant que le fait même de présenter, d’exposer.
Un Algorithme est une suite finie, précise et exacte d’opérations ou d’instructions générant un résultat, comme par exemple une recette de cuisine. Le terme est à envisager ici comme un ensemble de plusieurs mini programmes informatiques, des scripts, écrits à l’aide du langage Python et intégrés à Blender, logiciel libre et gratuit de modélisation, d’animation et de rendu en 3D.
La Modélisation Procédurale ou design génératif, est une méthode de conception dans laquelle l’élément produit — image, son, animation — est généré en répondant à un ensemble de règles définies par des algorithmes, de manière automatisée, en grande quantité et avec une part intentionnelle d’aléatoire. Les logiciels utilisant la génération procédurale permettent donc de créer des catalogues de formes aux variations infinies. Dans l’industrie cinématographique, elle est utilisée par exemple pour générer automatiquement des foules immenses de figurants numériques, tous formellement différents et dont les actions et déplacements sont individualisés, non pas par des animateurs humains, mais directement grâce à l’utilisation de la “logique floue” du logiciel2.
DAMP est donc un outil et une méthode, un système de conception et de production doté d’un degré d’aléatoire et d’autonomie élevé mais contrôlé et destiné à générer un ensemble potentiellement infini de formes numériques (les displays) pouvant potentiellement être traduites matériellement sous la forme de sculptures, de dessins ou de films. DAMP s’apparente à une sorte de jeu dont les règles et les formes produites seront co-composées avec Antoine Belot, un artiste 3D, ainsi qu’avec Matthieu Levet, un programmateur informatique et dans lequel les processus de conception et de fabrication sont tout aussi importants que les formes finalement créées.
Le projet convoque différentes techniques et se déroule en plusieurs phases :
– Il s’agit tout d’abord de créer avec Blender un catalogue d’une centaine de formes primaires. Ces formes modelées numériquement sont toutes différentes, mais partagent un certain nombre de caractéristiques communes : elles s’apparentent à des objets domestiques à l’échelle de la main, évoquent des bouteilles, des vases, des contenants divers, des volumes géométriques simples…
– Un premier algorithme créé spécifiquement à cet usage et intégré à Blender choisit ensuite de manière aléatoire un petit nombre (entre 2 et 5) de formes primaires et les combine entre elles, puis répète cette opération, générant ainsi des formes secondaires.
-Un deuxième algorithme modifie légèrement chacune des formes secondaires (dimensions, échelles, proportions, détails de surface) afin d’en faire à chaque fois un artefact absolument unique.
– Toujours avec Blender est modélisée une table dont les dimensions ainsi que certaines caractéristiques visuelles (style et forme des pieds, profil du plateau, présence d’une entretoise …) sont paramétrées par un troisième algorithme fonctionnant lui aussi selon un hasard ici légèrement contrôlé.
– Entre cinq et trente formes secondaires sont disposées sur la table avec là encore des emplacements, orientations et concentrations déterminés aléatoirement. L’ensemble de la table et des objets secondaires forme un display.
– Une texture numérique irrégulière et légèrement grumeleuse est appliquée au display, le recouvrant d’une gangue noirâtre qui homogénéise et agrège le tout, tels les objets et cadavres retrouvés à Pompéi, ou encore à la manière des objets placés dans une fontaine pétrifiante.
– Cette composition finale, le display, est alors enregistrée sous la forme d’un fichier numérique. En outre, plusieurs vues techniques comportant cotes et mesures, permettant d’avoir un plan le plus précis possible, sont elles aussi enregistrées. Chaque répétition des opérations précédentes permet donc de générer un nouveau display absolument unique. L’objet purement numérique créé à ce stade va servir d’élément de base et de matrice visuelle à d’éventuelles réalisations de dessins, de sculptures ou de films. Ces réalisations sont contingentes car les compositions numériques générées forment avant tout un réservoir de formes potentielles, une bibliothèque infinie dont les constituants ne trouveront pas nécessairement tous une traduction graphique, sculpturale ou filmique.
-Les traductions matérielles des displays sont réalisées en fonction de critères purement subjectifs (envie personnelle, commandes privées ou publiques, invitation à une exposition…) et peuvent prendre trois formes :
-des sculptures en matériaux divers (bois, bois tourné, plâtre, polystyrène) et uniformément enveloppées de papier mâché peint.
-des dessins de divers formats réalisés à la main (fusain, graphite) ou par des traceurs numériques.
-des films d’animation en images de synthèse à partir des fichiers numériques et présentant une ou des compositions que la caméra virtuelle parcourt comme un paysage gigantesque.
L’état actuel de l’économie des artistes
DAMP s’est développé à partir d’une réflexion portant sur trois aspects de l’activité artistique : économique, conceptuel et formel, délibérément dissociés pour les besoins de ce texte mais bien évidemment profondément liés dans la réalité de ma pratique.
Pourquoi et comment produire physiquement des objets destinés pour la plupart à être stockés dans l’attente d’hypothétiques expositions et d’encore plus hypothétiques ventes ? Comment continuer à travailler sans forcément réaliser concrètement des objets dont la fabrication, le transport et le stockage imposent des coûts conséquents ? Malgré l’admiration et l’amour que je porte au travail de l’artiste américain Douglas Huebler, sa fameuse citation « The world is full of objects more or less interesting : I do not wish to add any more. I prefer, simply, to state the existence of things in terms of time and/or place3 » ne m’a jamais vraiment convaincu ni semblé être une alternative souhaitable, certainement à cause de son ton austère, rigoriste et vaguement moralisateur. Elle a néanmoins l’intérêt de poser d’une manière très radicale la question de l’articulation entre des idées et leurs réalisations concrètes. DAMP est une tentative de réponse — ni exhaustive ni définitive — à ces considérations qui pourraient grandement se trouver enrichies par des réflexions plus poussées sur l’état actuel de l’économie des artistes, les liens avec les différents marchés, le fait de vendre ou pas ses œuvres (voire le fait même de souhaiter les vendre), de parvenir à en vivre, etc.
Syncrétisme décomplexé
Le second point concerne les problématiques déjà citées plus haut : règles, contraintes, sérialité, variation, combinatoire, partitions… Cosmos, ce vidéo-club fictionnel que j’ai réalisé en 2001 et dans lequel le roman homonyme de Witold Gombrowicz servait de matrice visuelle et conceptuelle à deux cents adaptations filmiques et à autant de jaquettes de cassettes vidéo qui combinent un ensemble hautement hétérogène de genres cinématographiques, de styles graphiques, d’acteurs, d’amis, de références et de citations issues de cultures savantes ou populaires est certainement l’exemple le plus flagrant de mon intérêt pour ces réflexions. Mais elles sont néanmoins présentes depuis longtemps dans mon travail, de manière plus ou moins évidente et régulière, de Contrôle réalisé en 1997 (un ensemble de sculptures en porcelaine sanitaire émaillée blanche reproduisant à l’échelle 1 les bornes urbaines qui empêchent les voitures de se garer sur les trottoirs et dont les formes géométriques simples ne sont pas sans évoquer des sculptures minimales génériques) à Tranquillement assis sans rien faire en 2016 (une série de paires de jambes cartoonesques déclinant diverses possibilités d’assises au sol). Si ces enjeux ont été explorés par de nombreux artistes tout au long du XXe siècle, signe leur importance, ils me paraissent toujours d’actualité aujourd’hui d’autant plus qu’ils se renouvellent au contact de technologies nouvelles.
Les inspirations formelles de DAMP fonctionnent, comme toujours dans mon travail, selon un système de syncrétisme décomplexé et pas du tout de citations ou d’hommages. La liste des œuvres ou des artistes ayant nourri et inspiré ce projet est longue et variée mais deux noms demandent à être mentionnés, même si (ou peut-être parce que) je m’étonne presque moi-même de les citer : Giorgio Morandi et Simon Hantaï. Bien sûr à cause de ces répétitions innombrables de compositions d’objets sur une table en ce qui concerne le premier, ainsi que pour l’invention d’un processus de création sériel conjuguant répétitions et variations, rigueur et sensible pour le second. Mais peut-être surtout pour le choix commun à ces deux artistes d’un retrait hors de l’agitation du monde et d’une attention focalisée sur leur création.
La question de la forme se pose également pour le display lui-même en tant qu’élément à part entière. Qu’incarne-t-il ? Qu’évoque-t-il ? Quel imaginaire convoque-t-il ? Le genre artistique de la Nature Morte vient immédiatement à l’esprit. Au sens premier bien sûr, puisque ces compositions d’objets sur des tables correspondent de la manière la plus littérale à la définition de cette catégorie. Mais c’est également au sens figuré que la nature morte est évoquée : la couleur sombre des displays, leur aspect figé, la texture boueuse enveloppant la table et les objets en les agrégeant en une masse inerte, tout cela évoque des animaux mazoutés lors de catastrophes industrielles, des restes de corps ou d’objets sur lesquels se seraient lentement et longuement déposées suies ou poussières.
Outre l’utilisation de la génération procédurale et de la part de hasard contrôlé qu’elle implique, l’autre caractéristique principale du projet DAMP concerne les relations entre espace numérique et espace matériel, entre potentialité et traduction concrète sans que je n’établisse de hiérarchie entre les deux. Parce qu’il constitue une réserve de formes en nombre potentiellement illimité, le catalogue des displays contient donc une quantité quasi infinie de réalisations matérielles. Chaque display peut donner naissance à un dessin, une peinture, un film ou une sculpture… De quoi voir venir pour les années futures…
DAMP : Débordements Azimutés Mais Productifs, Désordres À Moitié Provoqué, mais à coup sûr Des Activités Manuelles Possibles.
Couverture : Rendu numérique de la recherche en cours, DAMP, 2019
Le projet DAMP a bénéficié d’une aide à la production de la Fondation des Artistes