PACIFIQUE – Ou presque
À bord du D’Entrecasteaux, BSAOM. 1ère partie
Investigation par Emmelene Landon
Embarquement de l’écrivain de marine
« Un écrivain de marine effectuera une mission du 28 janvier au 4 mars 2019. Elle embarquera à bord du BSAOM (bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer) D’Entrecasteaux du 4 au 27 février 2019, à Nouméa, sous réserve des contraintes opérationnelles du bâtiment. Cet embarquement a été autorisé par la force d’action navale (ALFAN / CAL) et s’inscrit dans le cadre des rayonnements menés par le Centre d’Études Stratégiques de la Marine. »
Le contexte
Pour vous donner une petite idée de ce qu’est l’association des écrivains de marine, elle regroupe une vingtaine d’écrivains reconnus pour leurs ouvrages sur le monde de la mer et de la marine. Nous nous engageons individuellement et collectivement à servir la marine, assimilés au grade de capitaine de frégate, honorifique, bien entendu. Tout comme les peintres de la marine, nous avons le privilège de pouvoir embarquer, si toutefois le commandant le souhaite. Mon élection à cette association eut lieu il y a un an, grâce à mes activités de longue date d’écrivain et de peintre. Australienne vivant en France depuis 1979, j’ai étudié la peinture aux Beaux-Arts de Paris de 1986 à 1992. J’ai publié sept livres dont le dernier en 2018 chez Gallimard, et j’expose régulièrement dans des galeries et des musées.
Les océans représentent 71% de la planète. La France, au 41e rang pour la superficie de son territoire, possède le deuxième plus grand domaine maritime avec ses 8200 kilomètres de littoral. 90% de ses eaux souveraines se situent autour des territoires d’Outre-mer. Sachant que la zone économique exclusive (ZEE) s’étend jusqu’à 200 milles marins (370,4 kilomètres) des côtes, et que l’état côtier en question y exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources, on comprend l’intérêt des territoires d’Outre-mer.
Voici, par ordre décroissant, la liste des pays par zone économique exclusive : les États-Unis, la France, l’Australie, la Russie, la Nouvelle Zélande, l’Indonésie, le Canada, le Royaume-Uni, Le Japon, le Chili.
La Chine ne figure pas dans ce « top ten », alors qu’elle est le 4e pays en superficie terrestre.
La ZEE de la France dans le Pacifique est de 7,6 millions de kilomètres carrés, deux tiers de la ZEE française totale.
La ZEE de la Nouvelle Calédonie couvre à elle seule 1,4 millions de kilomètres carrés, comportant des enjeux tels que la pêche, les énergies marines renouvelables, les réserves minières et l’un des trois systèmes récifaux les plus vastes au monde selon l’Unesco. La marine française surveille ce vaste domaine et lutte contre les pêches illicites, les narcotrafics et les pollutions. Elle porte secours aux populations en cas de catastrophe naturelle et assure à sa façon les bonnes relations avec les pays du Pacifique. Elle accomplit des missions de Reconnaissance d’un lieu, parfois aussi discret qu’un rocher, où on se rend en Zodiac pour montrer l’appartenance à la France, et de Représentation : en recevant à bord des dignitaires d’un autre pays pour montrer l’importance de la France.
En ce qui concerne la Nouvelle Calédonie, dans les années 80 ont eu lieu ce qu’on appelle les événements, des affrontements sanglants entre des indépendantistes kanak et l’administration française en Nouvelle Calédonie, présente depuis 1853. Lors des affrontements, dans un climat explosif où le dialogue est devenu impossible, les Kanaks prennent des gendarmes en otage dans une grotte d’Ouvéa. Jacques Chirac décide de traiter l’affaire militairement. Dix-neuf Kanaks sont tués ainsi que deux militaires français. Un an plus tard, Michel Rocard arrive à faire signer aux deux partis les accords de Matignon qui ramènent la paix civile. Mais le leader indépendantiste modéré Jean-Marie Tjibaou, signataire des accords, est assassiné par un extrémiste kanak. En 1998, Lionel Jospin signe l’accord de Nouméa qui donne plus d’autonomie à l’archipel vis-à-vis de la France et entérine l’organisation d’un référendum d’autodétermination en 2018 au plus tard.
Nous sommes en 2019, le référendum a eu lieu. La France conserve sa souveraineté, de justesse.
Nouméa, fin janvier 2019
Le commandant du D’Entrecasteaux, qui a accepté mon embarquement et avec qui j’ai correspondu plusieurs fois depuis Paris afin d’organiser le voyage, vient me chercher à l’aéroport de la Tontouta. Il est tard. Je sors en dernier, sans ma valise, perdue en route. Le commandant ne se plaint pas et moi non plus. Avant de démarrer la voiture, il me tend un collier de fleurs et de feuilles. C’est la tradition, me dit-il. Nous roulons vers Nouméa, une quarantaine de kilomètres dans la nuit tropicale. Il m’explique les mouvements du D’Entrecasteaux pour les jours à venir avant l’embarquement, les visites de la base navale qu’il a prévues pour moi. J’écoute comme si j’avais maintes fois déjà rejoint un bâtiment de la marine nationale. Il me dépose au Cercle mixte des forces armées de Nouvelle-Calédonie où je logerai en attendant d’embarquer. Il est minuit.
Le Cercle mixte se trouve au bout de la pointe de l’Artillerie qui se termine en impasse pour ceux qui ne travaillent pas à l’Etat Major. La chambre est succincte avec tout ce qu’il faut, vieux style. Un petit poste de télévision diffuse en boucle des documentaires du début du siècle sur diverses colonies françaises, notamment en Afrique. Je ne sais pas comment l’éteindre, alors je le débranche.
Le matin, j’accroche l’insigne des écrivains de marine à ma chemise, d’abord à la veste mais il fait bien trop chaud pour mettre une veste. En longeant la côte vers le centre-ville, pour m’acheter deux ou trois vêtements légers – un déjeûner est prévu chez le Général – je passe devant un bâtiment officiel orné d’affiches de jeunes visages de Calédoniens de trente ans : « Trente ans après les événements : la province Sud a 30 ans, eux aussi. » En dessous de chaque visage, une phrase. « C’est à nous, enfants des accords, de poursuivre le chemin pour les générations à venir. » « Connaître notre histoire nous permet de nous libérer et d’apprendre à vivre avec l’autre. » « En permettant à chacun de s’intégrer par le travail, nous pourrons construire notre propre avenir. » « C’est à notre tour de participer à la construction de notre pays dans le respect de chacun. » « Ce qui est important, c’est de savoir comment nous allons poursuivre ensemble. » « La tolérance envers la différence est le point de départ de notre histoire commune. » « J’aime mon île et je ferai tout pour participer à son développement dans la paix. » « Nous sommes tous métis, c’est notre richesse. » « Le dialogue amène le respect et le respect amène le dialogue, les deux sont indissociables. »
J’ai l’impression que le centre ville de Nouméa s’est déplacé depuis une escale en 2001, lors d’un voyage à bord d’un porte-conteneurs qui faisait le tour du monde. Tous ces souvenirs flous sont liés à la brièveté des escales, à leur précarité, car on reste relié au navire, comme dans un rêve qui s’efface petit à petit quand on repart en mer.
Déjeuner chez le Général de division commandant supérieur des forces armées et Madame, avec le Capitaine de Vaisseau adjoint interarmées et commandant de la zone maritime Nouvelle-Calédonie et Madame, anglaise, qui travaille au consulat d’Australie, ainsi que le Capitaine du D’Entrecasteaux. La villa à la pointe de l’Artillerie, tout près du Cercle mixte, date de la toute première présence française sur le territoire aux temps des bagnes et domine l’entrée de la baie de la Moselle.
Les hommes sont habillés d’uniformes blancs, même le Général, les femmes en « tenue aérée » selon les indications du carton d’invitation. Le Général aime la terre. La mer vue depuis la terre. Le Commandant sous-marinier dit qu’il y a deux sortes de marins : ceux qui affirment qu’ils n’ont jamais le mal de mer et ceux qui disent la vérité. Je parle du roman de Nicholas Montsarrat, La Mer cruelle. Excellent remède contre le mal de mer, répond-il. Tout paraît fade à côté.
Le Général évoque les essais nucléaires de la France dans le Pacifique il y a quinze ans et les mauvaises relations qui s’ensuivirent avec l’Australie et la Nouvelle Zélande. Nous parlons du rayonnement de la France dans le théâtre du Pacifique. De la Chine qui rachète la dette des îles, comme aux îles Salomon, pour être présente dans le Pacifique, et ensuite de la dépendance de ces îles vis à vis de la Chine. Des concombres de mer, ou holothuries, pêchés illégalement par les blue boats vietnamiens et revendus une fortune en Chine.
Le Commandant de sous-marin parle de la méfiance des Australiens vis à vis de la Chine.
Il est question des jeunes générations, de leur besoin de connectivité constante, ce qui pose problème pour l’embarquement, le métier, le secret d’État. Je suggère que cette déconnexion pourrait valoriser la connexion. Être déconnecté comme un aspect innovateur et aventureux de la mission. Tout comme les périodes de vie en mer valorisent la vie à terre. Le Capitaine du D’Entrecasteaux raconte la collecte des portables lors d’opérations délicates, lâchés à contrecœur.
Madame me demande comment j’envisage d’écrire un livre. L’inconnu. La rencontre. Capter les ambiances et les enjeux. À vrai dire, je n’ai pas d’idée préalable. Seulement l’ambition d’écrire une série de cinq livres, un livre par océan, à commencer par le Pacifique.
Au Cercle mixte, je suis réveillée par un concert d’oiseaux au lever du jour, vers cinq heures. J’apprends la mort d’Emmanuel Hocquard, immense poète, depuis l’autre côté du monde. « En parlant ou en écrivant, en lisant, en traduisant, on cherche la sortie, s’en sortir. Ecrire est cette ouverture. »
Salle du petit déjeuner au Cercle. A la télévision, Florence Parly, Ministre de la Défense : « S’il y a des djihadistes qui meurent au combat, je dirais tant mieux. » Djihadistes : quel choix du gouvernement ? Déchoir de la nationalité, selon Christophe Castaner. Derrière moi, quatre soldats de l’armée de terre, deux femmes et deux hommes. La télévision diffuse une pub pour célibataires ambitieux.
Le D’Entrecasteaux
6h30, départ vers le D’Entrecasteaux, le commandant vient me chercher, tout l’équipage est à bord pour les consignes de sécurité. On se réunit à l’arrière-plage, équipage d’un côté, officiers de l’autre – garde-à-vous, repos. Le commandant me présente, invite les autres à communiquer avec moi, comme avec l’étranger qui arrive dans une classe d’école. D’ailleurs, nous sommes bien comme une classe d’école, vingt-sept en tout, la moyenne d’âge autour de trente ans.
Le D’Entrecasteaux est un bâtiment haut et large qui ressemble plus à un remorqueur qu’à un bateau de guerre. Il mesure 64 mètres de long, 14 mètres de large, avec un tirant d’eau de 4,20 mètres. Il est gris comme les navires de guerre. Sur une peinture dans le carré du commandant, j’ai l’impression qu’on a choisi de le représenter en blanc, comme un gros yacht.
Quelques semaines avant mon embarquement, la marine a changé le nom de ce bâtiment de la Force d’Action Navale de Bâtiment Multi-Missions (B2M) en Bâtiment de Soutien et d’Assistance Outre-Mer (BSAOM). Le D’Entrecasteaux a deux équipages, le A et le B, composés chacun de 23 personnes. 3 officiers : le commandant, le second et l’OPS. 17 officiers mariniers et 3 quartiers-maîtres et matelots, qui se relaient tous les quatre mois. A bord, trois VOA, Volontaires Officiers Aspirants, jeunes polytechniciens qui effectuent une année de découverte de la Marine. Quatre femmes en tout : le second-maître adjoint SIC (système d’information et de communication), la chef de secteur santé, l’aspirante et l’écrivain de marine.
Le D’Entrecasteaux a été construit à Concarneau et acheminé vers Nouméa en 2016 avec l’équipage A, celui avec lequel je voyagerai. Ils ont été basés trois ans à Nouméa, avec leurs familles. Après cette mission, ceux qui ont fait l’armement du D’Entrecasteaux rentrent en France. Toulon, Brest, Lorient, Paris ? Beaucoup ne savent pas encore où ils seront basés.
Plage-arrière, tribord avant : nous sommes regroupés par bateau de sauvetage, briefés sur les démarches à suivre en cas d’incendie, de voie d’eau, de fuite de gaz, de collision, d’attaque. On dépend les uns des autres, que doit-on faire en cas de pétage de plomb de quelqu’un, aurait-on oui ou non le temps de préparer son sac : habits chauds, eau, nourriture, crème solaire, lunettes de soleil, masque A3P, carte bleue, papiers perso, couteau, téléphone portable, brassière, fusées. C’est le bosco, le maître d’équipage, qui prend la parole, un Breton. A la mer, nous dit-il, reliés les uns aux autres, on est plus repérables. Tout cela m’évoque les scènes de La Mer cruelle quand le navire est torpillé. Dans les bateaux de sauvetage, les radeaux de survie, les uns se laissent mourir, les autres entreprennent de raconter des histoires pour leur redonner le goût de la vie. L’évacuation du bâtiment est sur ordre du commandant, un long coup de klaxon de 10 secondes. Les consignes : se vêtir chaudement, boire de l’eau avant d’évacuer, rejoindre la zone d’évacuation, utiliser les filets et échelles. Sauter sur ordre du chef de radeau, ne gonfler sa brassière qu’après avoir sauté.
Je discute avec un responsable Air / Terre, de passage à bord du D’Entrecasteaux.
– Les Caldoches ne veulent pas partir. Les Nouvelle Calédonie, c’est chez eux maintenant. Avant qu’ils créent des fermes, cette terre, ce n’était rien.
– On sait bien qu’ils sont là depuis des générations. Mais qui a dit qu’il fallait qu’ils partent ?
– Si on n’était pas là, ce serait difficile pour eux.
Un Calédonien qui ne se plaint pas n’est pas… français !
Dîner / cocktail chez le Commandant de sous-marin et sa femme. La pointe Chaleix offre une belle vue sur la baie des Citrons d’un côté et la baie de l’Orphelinat de l’autre. La baie de l’Orphelinat, nommée d’après les orphelines recueillies par l’impératrice Eugénie, envoyées en Calédonie pour servir d’épouses aux premiers colons.
Deux Chinois, Feng X. et Zhen L., travaillent pour la compagnie qui a remporté le marché du démantèlement du Kea Trader, petit porte-conteneurs qui, après s’être échoué sur un récif, s’est brisé en deux avant de couler. Dans un anglais limité, nous parlons des changements en Chine. Ils n’étaient pas nés en 1988, tout comme un bon nombre de marins du D’Entrecasteaux, quand j’y ai passé six mois avec Sigolène Prébois. Une autre Chine, sans voiture. Nous nous sommes compris tous les trois, ou bien ils ont fait semblant. La Chine est égale à elle-même depuis des milliers d’années. C’est grâce à la langue, dit l’un. Grâce aux tablettes anciennes, dit l’autre. Les chiffres ne sont pas des chiffres, ni même des chiffres primes, explique James B., venu nous rejoindre, un Anglais spécialiste d’épaves qui joue le rôle de médiateur dans l’affaire.
Les ronds dans la piscine
Au vingt-sept membres de l’équipage du D’Entrecasteaux s’ajouteront six fusiliers marins et trois personnels de l’armée de terre. Ils entreprendront des exercices avec trois autres bâtiments : le Vendémiaire, La Glorieuse et La Moqueuse, pour s’entraîner à la bonne démarche en cas d’incidents et du coup reprendre la main sur le D’Entrecasteaux pour l’équipage, à terre depuis quatre mois. Ceci durant cinq jours. Ensuite nous patrouillerons en haute mer, à 11 nœuds, non pas en ligne droite comme un porte-conteneurs mais au gré des besoins. Vers Brisbane.
J’attends une visite organisée du Vendémiaire, prévue à 10h, et ensuite de déjeuner à bord avec le Commandant du D’Entrecasteaux. L’autre bâtiment qui s’exercera avec nous, La Glorieuse, est un P400 que j’ai visité il y a deux jours. Equipage uniquement masculin, pas de sanitaires à part prévus pour des femmes. Ce vieux navire, relativement parlant, qui date des années 80, évoque Le Crabe Tambour. L’équipage, très jeune, tient à ce bâtiment tout de même sacrément bordélique, du moins pendant son escale à quai. Les jeunes marins sont les uns sur les autres, leurs corps robustes et singuliers au travail, leurs cabines – ou postes – exigus, sans hublot, des habits jetés par-ci par-là, un grand drapeau de pirate accroché au mur du carré équipage. Plus qu’habiter ce navire, ils le servent, l’entretiennent, le peignent, le réparent, l’alimentent, l’astiquent. Autre caractéristique : le patrimoine. Une affiche d’une voiture années 80 reste accrochée dans le carré. C’est la charge tradition, on laisse la décoration en l’état.
On sent l’âge d’un navire. Le Vendémiaire, lui, représente les années 90. Et ils sont 90 à bord. Pas de hublots pour cette frégate, comme un sous-marin flottant. Sa passerelle ressemble à un placard par rapport à celle du D’Entrecasteaux, immense, ouverte à 360°.
Le Centre culturel Tjibaou
Le D’Entrecasteaux est toujours à quai. Samedi matin, je prends un taxi, direction le Centre culturel Tjibaou, cette belle construction de Renzo Piano consacrée à l’âme kanak, installée comme plusieurs nids d’oiseau agrandis pour humains, avec des pièces qui s’ouvrent au vent.
Je suis émue de retrouver ce lieu que j’ai arpenté en 2001. La végétation a poussé tout autour. Niaoulis, arbres fruitiers, plantes médicinales et sacrées, araucarias, palmiers. Les jardins, les cases, la verticalité : une maison de la parole kanak qu’avait souhaitée Jean-Marie Tjibaou, assassiné neuf ans avant que le musée vivant soit terminé.
Discussion avec le directeur artistique et culturel, Guillaume Soulard. Il voit le Centre comme un laboratoire de réflexion globale qui tend vers une vision contemporaine du monde très forte et sans concession. Qu’avons-nous en commun ? Que veut dire être Kanak en 2019 ? Notre identité est devant nous, me dit-il. Le Centre culturel Tjibaou ne regarde pas vers la France, mais vers le pays, vers l’Océanie. Je dois chercher des manifestations inédites pour ce lieu qui est à part, car en ce qui concerne la culture, les Calédoniens, Kanaks et Caldoches ont une vraie vie religieuse et familiale – dans les tribus, dans le monde rural. Cela les nourrit – on ne peut pas leur offrir quatre spectacles par semaine comme le font les institutions culturelles en France. Il faut aller chercher les Océaniens, les solliciter. C’est un temps différent. Ils ne viendront pas tous seuls. Pour l’exposition « Sauvons le monde » que nous sommes en train de monter, on m’a soufflé : « C’est Jean-Jacques qu’il faut pour cette expo ». Or Jean-Jacques n’a pas de téléphone, pas de dossier à envoyer par mail. On prend la voiture. On crée une disponibilité. On y va.
Le dramaturge Pierre Gope, invité tous les ans, poursuit sa chronique qui tape sur tout le monde. Écrite en 1997, sa pièce de théâtre Où est le droit ? aborde le viol et le clash entre différentes visions de la justice. Son dernier spectacle s’appelle Moi, je vote blanc. Personne ne voit de solution pour la Nouvelle Calédonie. La politique s’est constituée là-dessus – et elle reste coincée au détriment du social, de l’éducation. « On a une chance de voter », mais en vingt ans personne n’a réussi à convaincre personne. Pour le dernier référendum, c’est Médiapart qui a trouvé la phrase : les gagnants déçus, les perdants heureux.
On réfléchit à remonter une école d’art, car la dernière s’est arrêtée en 2001. Nous discutons à ce sujet avec l’Université de Brisbane.
Guillaume Soulard me fait visiter les réserves du musée, véritable labyrinthe où sont stockées des œuvres du Pacifique. Les coulisses, c’est pourquoi je fais ce métier, me dit-il.
Je rentre avec lui pour rencontrer sa femme, Phuong Do. Enseignante, elle travail sur la recherche collaborative pour favoriser la réussite éducative dans un contexte océanien multiculturel. Tous les trois, nous devenons amis.
Retour au D’Entrecasteaux pour les exercices le matin avant de partir
Tout se passe bien grâce au calme du commandant. Le commandant est le baromètre du navire. Le nôtre est souriant, infatigable, attentif, discret mais toujours présent. Je rencontre le cuisinier : il y a toujours de la salade et des fruits frais à bord – nous vous servirons de petites portions. À propos du fait de rentrer en France après avoir accompli sa mission de trois ans : « Ma femme et mes enfants étaient bien ici… »
On sent le départ. L’armée de terre montée à bord pour cinq jours regarde. Le navire est parfaitement ordonné ; tout est plié, rangé avec exactitude, grâce notamment à la responsabilité du bosco.
À la passerelle, le siège du commandant trône, surélevé au milieu. Justine, l’aspirante, travaille sur les cartes de navigation en papier. Les fonds de plus de 20 mètres de profondeur sont en bleu. De moins de 10 mètres, en bleu clair. L’estran : le sol, herbiers, là où habitent les tortues, à 0 mètres, est représenté par le vert. La terre est jaune. Seul, ce qui peut servir d’amer est indiqué à terre : pylônes, châteaux d’eau, Croix de Lorraine, sommets. Les fonds peuvent changer, et du coup les cartes sont périmées. Aux écrans, d’autres cartes.
Le commandant répond au courrier. Des marins barbus vont fumer sur le pont.
Nous ferons des « ronds dans la piscine » toute la semaine afin d’effectuer l’exercice CAGOU, avec un important dispositif aérien et naval. Le Cagou, oiseau néo-calédonien, est actuellement en voie de disparition (il ne pond qu’un œuf par an).
Parmi les exercices de combat naval : une attaque suicide simulée d’un petit bateau. ASYMEX lutte asymétrique. Homme à la mer. Incendie. Remorquage. Ravitaillement à la mer.
Heureusement que ce n’était pas une vraie personne à la mer, car j’ai vu plusieurs ailerons de requins, observe le midship, le plus jeune officier en formation.
Première nuit à bord. Rien d’agité – calme plat ici-bas.
Branle-bas ! Branle-bas ! – réveil du D’Entrecasteaux. Je monte à la passerelle au lever du jour à 5h. Justine et le second font des calculs, un marin communique par signaux lumineux avec le Vendémiaire au loin. Le jour se lève, il fait gris. Dans ce théâtre, on dirait que l’océan se déguise en Atlantique.
L’infirmière nous met en garde contre le risque de la dengue : fatigue, mal aux muscles.
Quelque part dans le lointain, j’imagine les maisons, les appartements de service et les fêtes entre femmes d’officiers. Ce qui se dit au cours de ces fêtes. Ce qui se dit entre militaires : « Chers politiques, c’est avec un grand plaisir que nous militaires vous remettons l’entière responsabilité de déclencher les guerres. Pour notre part, nous nous efforcerons, modestement, de ramener la paix autant de fois qu’il le faudra. »
À suivre…
Couverture : Emmelene Landon, Houaïlou vu du D’Entrecasteaux (détail), peint sur une carte de navigation périmée, I.