Mary Sibande, vue d'exposition
société

Féminisme, 30 janvier 2020

Mary Sibande, vue d'exposition

Trois artistes femmes au défi de l’espace public

Investigation par Estelle Brousse

Sommaire

En Afrique du Sud, Mary Sibande, Donna Kukama et Nondumiso Msimanga s’approprient les monuments érigés dans l’espace public pour renverser des symboles politiques que le pouvoir blanc a imposés pendant plus d’un siècle. Outre cette remise en cause de l’Histoire, ces trois artistes dénoncent le fléau des violences sexuelles qui se développe en toute impunité dans leur pays.

[ 1 ]

Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est le pays qui connaît le plus fort taux de viols au monde : en 2013, une étude [Lien : http://www.sasdirtylaundry.co.za/rape-statistics.php] du Medical Research Council révèle que jusqu’à 3 600 viols peuvent être commis chaque jour dans le pays. Seulement une personne sur treize dénonce ces crimes aux autorités selon l’Institute for Security Studies.

« Rhodes Must Fall » scandent les étudiants sud-africains de l’université du Cap en mars 2015 en s’attaquant à la statue du général Cecil Rhodes qui trône à l’entrée du campus. Le monument en bronze datant de 1934 est érigé comme un rappel de la suprématie blanche dans ce pays où l’apartheid a sévi jusqu’en 1994. Riche homme d’affaires blanc ayant fait fortune dans les mines, Cecil Rhodes fit don du terrain sur lequel l’université du Cap a été bâtie. Aujourd’hui, ces institutions issues du colonialisme et ces monuments impérialistes qui ponctuent l’espace public dérangent. En appelant à déboulonner la statue c’est, au-delà du personnage, à tout le système éducatif que les étudiants du Cap décident de s’attaquer. La jeunesse sud-africaine réclame une décolonisation de l’apprentissage universitaire et la possibilité pour davantage de Noirs d’accéder à de hautes fonctions.

Avant cette insurrection, les deux artistes sud-africaines, Donna Kukama (née en 1981) et Mary Sibande (née en 1982) avaient déjà proposé de nouvelles formes de monuments avec la même volonté de se réapproprier l’espace public.

L’apartheid en Afrique du Sud a laissé des traces profondes en maintenant pendant des décennies un contexte de ségrégation raciale qui a profondément bouleversé les rapports d’intimité dans la sphère privée. Aujourd’hui encore, nombre de femmes noires travaillent à l’intérieur de foyers blancs. Ces domestiques appelées Maids circulent en ville, toutes vêtues du même uniforme bleu et consacrent leur vie au confort des Blancs.

A travers son alter ego-Maid qu’elle a prénommée Sophie, Mary Sibande développe une fiction qui prend la forme d’une véritable féérie. Les installations de la plasticienne rendent aux Maids la liberté de s’emparer de leurs rêves : Sophie évolue dans une utopie fantasque, les yeux toujours clos, ce qui lui permet de s’évader de sa condition. Mary Sibande a fait de Sophie son héroïne. Le personnage de Sophie vit dans un univers onirique tout en prenant place dans l’histoire. Capable de tout, il permet à Mary un travail de mémoire qui passe par la réinterprétation d’éléments fondamentaux de l’histoire de l’art occidentale qui ont envahi le paysage culturel sud-africain.

Dans la famille de l’artiste, toutes les femmes étaient des domestiques, le métier se transmettant généralement de génération en génération. Il lui a donc paru évident de commémorer l’histoire familiale puisque logiquement Mary Sibande elle-même aurait dû être Maid. Ses œuvres apparaissent comme une série d’ex-voto dédiés à leur histoire et au-delà à toutes les femmes noires sud-africaines. Des femmes dont l’identité reste incertaine. Ainsi, Mary ne connaît pas le vrai prénom de son arrière-grand-mère qu’elle nomme Elsie comme l’appelaient ses patrons, incapables de retenir son prénom. Pas plus qu’elle ne porte son vrai prénom, Ntombikayise, refusé à l’école car jugé trop compliqué par ses professeurs, qui lui imposèrent le prénom chrétien de Mary.

Un alter-ego symbole de l’empowerment des Sud-Africaines

Mary Sibande a donné à Sophie ses propres traits, le personnage est moulé sur l’artiste. Avec ce double, la plasticienne opère une multiplication du soi qui, loin d’être une forme de narcissisme, est une projection héroïque. Ce double maintient Sophie dans l’imaginaire et Mary dans le réel. Les deux femmes écrivent une même histoire, celle d’une femme libre qui garde en mémoire un lourd héritage familial. Le spectateur de ses œuvres en vient à se demander qui est la vraie Mary et où elle se trouve : il part à sa recherche.

Sophie est toujours en position de force, tour à tour chef d’orchestre, chevauchant un cheval cabré, tenant un sceptre, arrêtant des soldats… Malgré sa puissance et la démesure de ses robes victoriennes, elle demeure cantonnée dans le rôle d’une Maid en uniforme bleu. En faisant référence à l’époque victorienne, Mary Sibande rattache Sophie à l’histoire de son pays.

Mary Sibande, The Reign, 2019. Étalon en fibre de verre à échelle 1, acier, coton. Images courtesy of SMAC Gallery © Mary Sibande

Dans l’œuvre intitulée The Reign, 2010, Sophie monte un cheval cabré posé sur un socle, référence directe au modèle des statues équestres qu’on peut voir dans les lieux publics. En substituant Sophie à d’illustres personnages, l’artiste vise un empowerment, autrement dit une prise de pouvoir des Maids en célébrant leur bravoure : « Je me suis intéressée aux statues équestres en Afrique du Sud et toutes représentaient des hommes blancs […] J’ai pensé qu’il fallait changer ou remplacer le général Jan Smuts ou Louis Botha par des gens ordinaires, des femmes ou des femmes noires, par exemple. » Mary Sibande n’a que faire de la symbolique du cheval cabré selon laquelle la représentation d’un cheval qui se cabre annoncerait la mort de son cavalier au cours de la bataille. En revanche, pour elle, « le monde est une bataille ». Elle insiste : « La position dans laquelle j’ai mis Sophie est une bataille. Cette bataille existe depuis des siècles avec des femmes noires qui luttent pour leurs droits. Certaines sont mortes sur le front. Si je devais mettre quelqu’un d’autre que Sophie sur ce cheval cabré, ce serait Winnie Madikizela Mandela. » Sophie est un emblème derrière lequel d’autres icônes de la lutte pour la liberté et le droit féminin peuvent jaillir. La plasticienne donne aux femmes noires sud-africaines une héroïne en qui croire. Son personnage est à la fois une réponse aux féeries et princesses de Walt Disney dans lesquelles aucune jeune fille noire ne peut se reconnaître, et une réponse aux statues d’hommes blancs dans l’espace public sud-africain. En s’emparant des codes de représentation d’une histoire de l’art occidentale dans laquelle Mary Sibande ne se reconnaît pas, elle écrit enfin l’histoire de l’art à son image.

En 2010, alors que jusque-là Sophie n’avait investi que des institutions culturelles, elle se retrouve sur les murs de nombreux bâtiments de Johannesburg. C’est le projet Long Live the Dead Queen qui permet aux passants d’admirer Sophie placardée sur des panneaux d’affichage géants.

Maboneng, théâtre de la poésie activiste

Comme Mary Sibande, Donna Kukama met son corps en jeu. Elle peut aujourd’hui affirmer qu’elle est une artiste activiste mais aussi une poètesse, une perturbatrice même s’il lui a fallu du temps pour se définir comme telle.

En 2009, à l’occasion de la manifestation intitulée « Art That Comes To You » durant le Spring Art Tour, Donna Kukama se balance dans les airs à huit mètres du sol, sur une balançoire suspendue à un pont surplombant le Mai Mai Market, marché historique dans le quartier de Maboneng, géré par des femmes mais fréquenté par des hommes, notamment des chauffeurs de taxis. L’artiste incarne par son geste, dans ce contexte hautement symbolique, un véritable monument vivant. De cette performance, subsiste une courte vidéo prise en plongée du haut de la balançoire. On y voit l’artiste dominer le public tout en paraissant très proche de lui. La scène est filmée au ralenti et on entend des paroles en français (pour faire écho à la langue de Fragonard) et en setswana.

Jean Honoré Fragonard, Les Hasards heureux de l’escarpolette (1767). Huile sur toile. (The Wallace Collection, Londres.)

Le titre de ce travail, The Swing (After After Fragonard), nous livre d’emblée le désir de Kukama de s’affirmer en tant qu’héritière du peintre français rococo Jean-Honoré Fragonard. Entre 1767 et 1769, ce dernier peint Les Hasards heureux de l’escarpolette (The Swing en anglais), où une jeune femme se balance joyeusement. Dans cette huile sur toile, véritable ode à l’opulence et à l’excès, Fragonard met en scène une situation frivole et légère où le personnage central de la jeune femme sur la balançoire poussée par son mari dans l’ombre, dévoile les dessous de son imposante robe à un jeune homme en extase, tapi dans les buissons. Ce jeu de séduction ne manque pas d’ironie car si le mari tire les ficelles de l’escarpolette et semble maître de la situation, sa charmante épouse n’est pas aussi innocente qu’elle en a l’air comme en témoigne le jeu de regard entre elle et le jeune homme. Dans son envol, elle perd un soulier, comme une promesse de plaisir à venir. Cette scène libertine se déroule sous le règne de Louis XV dans le monde privilégié de l’aristocratie. L’esclavage dans les possessions françaises était à cette époque une pratique courante (qui ne sera abolie que temporairement entre 1794 et 1802). Quant aux conditions de vie en Afrique du Sud et de (sur)vie pour les Noirs elles étaient alors loin d’être aussi frivoles que dans le tableau de Fragonard. La traite négrière le long des côtes africaines faisait des ravages. En Afrique du Sud, le XVIIIe siècle est marqué par l’expansion des Néerlandais qui occupent toute la moitié ouest du pays. Profitant d’une période de guerre, les Anglais s’emparent ensuite en 1797 de la colonie du cap de Bonne-Espérance. En France, la cour semble loin de toutes ces turbulences. L’esclavage, la vie difficile du peuple français ou les guerres, ne semblent pas être une préoccupation pour le personnage féminin de Fragonard se balançant innocemment.

Le deuxième After dans After After Fragonard est une référence à l’artiste britannico-nigérian Yinka Shonibare (né en1962). Ce dernier réinterprète les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art en remplaçant l’ostentation du vêtement bourgeois rococo purement occidental par le wax considéré comme un tissu africain mais issu d’un commerce avec l’Occident et particulièrement avec les Néerlandais. En 2001, il reproduit The Swing de Fragonard intitulant son œuvre The Swing (After Fragonard). Cette installation présente une femme sans tête, dans une opulente robe de wax, qui se balance entre les arbres. Elle est seule et le spectateur se retrouve à la place de l’amant, dans une position de voyeur. En décapitant cette femme, Yinka Shonibare fait écho à la Révolution française, une façon pour lui de critiquer la feinte innocence de personnages sourds au contexte de vie en dehors de la cour.

La performance comme monument vivant

Il était important pour Donna Kukama de se démarquer de ses prédécesseurs masculins en ajoutant un After dans le titre de sa performance : « C’était une question d’autoreprésentation en tant que femme car les Swings précédents avaient été réalisés par des hommes : la première femme représentée est frivole […] la seconde est statique, elle n’a aucune capacité d’action sur le monde, elle n’a pas de tête ! Donc, le ‘‘after after’’ était d’abord une façon de réinscrire l’œuvre dans l’histoire de l’art puis un questionnement sur le fait que les femmes sont souvent représentées par les hommes. »

L’artiste intervient donc après deux artistes masculins qui ont transformé la femme en objet de désir ou sans âme, seulement vouée au voyeurisme des hommes. En utilisant l’outil de la performance, Donna Kukama se défait de la figure du mari-marionnettiste tirant les ficelles et se balance seule, à ses risques et périls, pleinement consciente de ses actes. Elle prend sa revanche. Selon elle, son médium est le plus pertinent pour écrire une histoire de l’art au féminin car performer c’est agir dans l’espace réel tout en y insérant la fiction artistique. Kukama apprécie ce lien entre fiction et réalité qui fait d’elle un monument éphémère. Elle renouvelle la lecture de The Swing, optant plutôt qu’une tenue ostentatoire pour la sobriété d’une robe blanche légère, toute simple. Malgré son apparente fragilité, sa performance dénonce courageusement un contexte de violence. Le blanc de sa robe, en principe synonyme de pureté et d’innocence, est ici une référence directe à un fait divers : le viol d’une jeune femme par un chauffeur de taxi qui a justifié son acte par le fait qu’elle portait une mini-jupe blanche. À Maboneng, la performance de l’artiste a eu lieu à proximité d’une grande station de taxis à l’heure où dans le pays de nombreuses agressions sont commises par des chauffeurs de taxis. Avec sa vidéo, Donna Kukama accomplit un travail de mémoire, elle rend hommage à cette jeune femme mais aussi à toutes les femmes agressées. L’artiste affirme sa volonté de réaliser un monument : « Je regarde toujours l’histoire comme un monument et la performance comme un monument […] Je réalise des monuments de choses qui ne sont pas habituellement monumentalisées. Pour moi les monuments ne se limitent pas à des statues de leaders politiques qui se figent dans le décor et ne rappellent plus rien à personne des années après. »

L’hommage passe aussi à travers le ralenti de la vidéo. Cet effet de style est une métaphore de l’espace-temps, du temps qui s’est écoulé de Fragonard à Shonibare, jusqu’à l’agression de la jeune femme par le chauffeur de taxi et enfin à Donna Kukama qui défie cette chronologie.

La performance est aussi une dénonciation de la mutation du quartier de Maboneng qui se gentrifie par le biais du boom économique sans tenir compte des inégalités sociales. Si elle a choisi Fragonard qui prend la vie de cour comme modèle, c’est aussi pour accuser le décalage qui existe dans ce quartier. Elle critique ouvertement la politique économique de la ville de Johannesburg en sortant de son corsage des billets de dix rands qu’elle jette sur la foule du marché. Son corps devient ainsi un objet de consumérisme en distribuant de l’argent dans un espace où les inégalités économiques sont flagrantes. En surplombant le marché, elle se « place au milieu de ces hommes violents mais de sorte qu’ils ne puissent pas [l]’atteindre » (puisque la majorité des clients du marché sont des hommes). Le spectateur de la vidéo est tenu en haleine par le contraste saisissant entre la douceur de cette femme qui se balance au-dessus de la scène et la foule joyeuse et avide qui tente d’attraper les billets.

Mais ce qui aux yeux du spectateur hypnotisé ressemblait à un rêve éveillé, un bercement sans fin, s’achève brutalement. A l’image, apparaît soudain le siège de la balançoire brisé, sans l’artiste qui a disparu. Donna Kukama est tombée de huit mètres de haut et s’est fracturé la jambe ! Mettre son corps en jeu dans une performance est un acte en principe toujours maîtrisé par les artistes, ce qui n’a pas été le cas ici, cet accident spectaculaire ramenant subitement Donna Kukama dans l’espace-temps du réel, ce qui a rendu cette performance incroyable. Sa pertinence passe par la mise en danger de l’artiste pour dénoncer le danger que courent les femmes. La fragilité qu’elle semblait dégager contribue à la force de l’action, délivrant ainsi une image puissante. La vidéo devient alors un monument en mouvement à la mémoire des femmes victimes de violences. La chute de l’artiste l’a élevée, en disparaissant de l’image, elle est devenue comme une allégorie, insaisissable et éternelle.

À l’origine, il était prévu que la vidéo de la performance soit projetée sur les lieux mêmes. L’accident a bouleversé cette mise en scène. Avec le recul, l’artiste considère que la chute « a fait le travail, l’a complété ». Elle poursuit en évoquant le travail sur le son qui a été réalisé pour accompagner les images : « Le son est devenu une extension du moment de la chute. » On entend l’agitation de la foule en contrebas, des proverbes en setswana ainsi qu’en français. « Ne sois pas effrayé par la lumière et le vol si haut de l’aigle car sa nature est de redescendre », dit une de ces voix en setswana, comme pour rappeler la chute de l’artiste comme pour signifier qu’il ne faut pas se projeter trop haut dans la société car les hommes qui semblent puissants sont souvent mauvais et finissent par chuter.

La culture du viol

Dans son essai Rape: A South African Nightmare paru en 2015, Pumla Dineo Gqola tente de comprendre pourquoi et comment l’Afrique du Sud a développé une effarante culture du viol1. Parler de « culture du viol » est nécessaire pour aborder une société qui banalise ou normalise les violences sexuelles et sexistes, qui renie la notion de consentement et prône le silence entourant ces violences. Le viol est selon cette philosophe et universitaire féministe, une expression du pouvoir patriarcal dont le but est de renforcer la soumission, un acte à l’encontre du féminin. Ces violences sont issues d’un long processus historique. La culture du viol laisse entendre que le viol et les stéréotypes qui l’entourent ont imprégné les mœurs de génération en génération. Afin de clarifier cette thèse, Pumla Dineo Gqola revient sur la période de l’esclavage où « le viol des femmes esclaves était une routine qui faisait partie de la société esclavagiste du Cap jusqu’aux Amériques […] ». Le viol témoigne de la pensée sexiste-raciste qui régit la société ; il est le symbole de la domination hétéropatriarcale blanche qui passe également par une colonisation des corps. La place de la femme esclave, principalement aux États-Unis, est un phénomène que la théoricienne et militante américaine bell hooks a étudié dans son livre Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, publié en 1981. Elle écrit : « La nudité de la femme africaine servait de rappel constant de sa vulnérabilité sexuelle. Le viol était un mode de torture courant utilisé par les négriers pour soumettre les femmes noires récalcitrantes. La menace du viol ou d’autres agressions physiques inspirait une terreur psychique chez les femmes africaines déportées. » Au sein des propriétés coloniales, la violence se poursuivait : « C’était une pratique courante que de forcer une jeune fille esclave à dormir dans la même chambre que le maître ou la maîtresse, une situation qui constituait un cadre propice aux agressions sexuelles. » « Les femmes blanches tenaient les femmes noires esclaves pour responsables, lorsque ces dernières étaient violées, car elles avaient été conditionnées, au contact des mœurs du XIXe siècle, à considérer les femmes comme des tentatrices sexuelles. » Pumla Dineo Gqola ajoute : « Le viol a également été central dans le développement de la suprématie blanche et à la manière dont le concept de race et le racisme ont organisé le monde ces quatre cents dernières années. » Quant à l’apartheid, il a instauré une domination blanche en Afrique du Sud qui, selon Gqola, a contribué à créer les stéréotypes de l’homme noir comme le violeur idéal et de la femme noire comme « hypersexuelle et de ce fait impossible à violer ». Elle signifie ici que le viol d’une femme noire n’avait aucune valeur, il ne comptait pas comme une violence mais était autorisé, communément approuvé. C’est un constat que bell hooks (et avant elle l’activiste américaine Angela Davis) avait déjà vérifié (dans le contexte états-unien) lorsqu’elle écrivait : « Ils [les hommes blancs] utilisèrent deux mythes principaux pour laver le cerveau de tou.te.s les Blanc.he.s contre les Noir.e.s nouvellement affranchi.e.s : le mythe de la ‘‘mauvaise’’ femme noire sexuellement débridée et le mythe de l’homme noir violeur. Aucun des deux mythes ne s’appuyait sur des faits.»

Les artistes et activistes Nondumiso Msimanga et Jenny Nijenhuis. © Photo Zeno Paterson

Pour réparer le corps meurtri

Conjointement lancé par les artistes Jenny Nijenhuis et Nondumiso Msimanga, le projet SA’s Dirty Laundry consiste à collecter des culottes usagées appartenant à des victimes d’abus sexuels à travers toute l’Afrique du Sud. 3 600 dessous, comme le nombre de viols quotidiens, sont tendus sur une corde à linge de 1,2 kilomètre. D’abord exposée dans le quartier de Maboneng en novembre 2016, l’installation fut également présentée dans une salle d’exposition de la Johannesburg Art Gallery en 2018.

En novembre 2016, toujours dans le cadre de ce projet, Nondumiso Msimanga réalise la performance2On the line (en référence à la corde à linge), dans la rue en face de l’établissement culturel SoMa Art + Space. L’action commence dans le taxi qui conduit l’artiste sur les lieux. Elle descend du véhicule dans une robe de mariée faite de culottes blanches et porte sur la tête un panier lui-même rempli de culottes. Ces dernières sont toutes blanches mais usagées, laissant encore mieux voir les traces de sécrétions vaginales. On est loin du beau idéal… Cette performance fait écho à l’histoire personnelle de Nondumiso Msimanga, violée lorsqu’elle était enfant. « Au moment où je sors de la voiture et que je suis dehors dans la rue, je suis toujours effrayée mais je me sens déjà un peu plus forte car je sais qu’il y a des gens, juste des Sud-Africains ordinaires qui veulent m’aider quand ils comprennent de quoi ça parle. Donc, durant l’action, et en voyant les visages des gens dans la rue, je me sens en sécurité, comme si j’étais portée par ce groupe de gens qui sont là pour une raison, ces gens qui sont là car certains sont, comme moi, des survivants. »

Nondumiso Msimanga, on the line, Johannesburg, novembre 2016. Performance dans le cadre de l’exposition Le linge sale de l’Afrique du Sud, curatrice Jenny Nijenhuis © Photo DR

Il y a une alchimie entre la performeuse et le public qui la regarde, qui lui donne l’énergie d’aller au bout de cette performance difficile. Elle jette dans la rue toutes les culottes que contenait son panier. Puis, elle défait les pans de sa robe et s’agenouille au milieu de la chaussée avant de se mettre à pleurer et à se tordre de douleur. On peut voir cette action comme le symbole des diverses étapes de la vie d’une femme, de l’enfance au mariage en passant par la puberté. L’artiste explique qu’au mariage, la femme se doit d’arriver « pure et blanche » ; le viol empêche donc d’obtenir le statut de femme. Msimanga lutte contre l’idée qu’une femme violée ne pourra jamais être pleinement une femme. En montrant qu’une multitude de corps féminins ont subi des violences, elle bouleverse l’image de la femme. En mettant en scène le danger, la femme apparaît comme un être qu’il faut protéger. En exhibant les sous-vêtements usagés, Nondumiso Msimanga porte physiquement et émotionnellement la mémoire des atrocités commises sur le corps des femmes : « Quand j’ai commencé, je ne pensais pas me retrouver avec autant de sous-vêtements provenant de personnes différentes sur mon corps, et c’est si lourd que je ne peux l’expliquer. C’est physiquement lourd car ça pèse 45 kilos, mais c’est aussi immensément lourd parce que toutes les victimes sont là. » Le vêtement, est une seconde peau qui cache et protège le corps. Il est souvent utilisé comme un objet mémoriel. La robe de mariée est typiquement un objet que les femmes gardent en souvenir tout au long de leur vie ; dans la performance, elle représente donc un inatteignable souvenir.

Nondumiso Msimanga retire ensuite sa robe et se met à nu en se délestant du poids de ces centaines de culottes qui pesaient sur elle : « Je voulais me débarrasser des fardeaux. » Elle explique qu’en se dénudant le but est de redécouvrir sa corporalité. Puisque le viol est une intrusion dans la chair qui crée la rupture, c’est par une reconnexion à cette même chair que la reconstruction doit se faire. En révélant son corps nu, elle expose un traumatisme, quelque chose qui ne peut pas être vu. Enfin, après avoir recouvert ses parties intimes de culottes usagées et replacé le panier plein sur sa tête, elle entonne l’hymne national. Alors qu’il se met à pleuvoir et qu’elle est dans la rue entourée d’inconnus, elle confie qu’à ce moment-là elle s’est sentie puissante : « Au moment où la performance touche à sa fin et que je commence à chanter Nkosi sikelela, la version originale de l’hymne sud-africain, et que je suis nue, je n’ai pas l’impression que mon corps est en danger et je me sens forte comme jamais je ne l’ai été de toute ma vie. » En reprenant cet hymne, elle s’adresse directement aux dirigeants sud-africains qu’elle considère comme responsables d’une culture du viol elle-même intégrée dans une culture du silence.

Plan d’action d’urgence

L’espace public sud-africain apparaît comme le lieu de l’affirmation d’un féminisme décolonial. Donna Kukama et Mary Sibande défient le monument dans son aspect figé et hiératique. Elles s’attaquent aux statues traditionnelles en bronze, incarnations du patriarcat, les remplaçant par des figures féminines vivantes et puissantes. Quant à Nondumiso Msimanga, elle livre son intimité dans la rue affrontant les violences sexistes et sexuelles perpétrées au quotidien dans tout le pays. Ces femmes incarnent la lutte et leur travail pose les prémices d’une prise de conscience nationale. En tant qu’artistes et activistes, elles ouvrent la voie à une nouvelle réflexion au sein de leur société.

En septembre 2019, des milliers de femmes ont protesté devant le Parlement du Cap contre les violences qui leur sont faites. Si l’ancien président Jacob Zuma a été impliqué dans une affaire de viol, le président actuel, Cyril Ramaphosa, a répondu à ces protestations par la mise en place d’un plan d’action d’urgence. Ces mesures incluent notamment des campagnes de communication à destination du public masculin, la formation de personnes qui réaliseront des interventions dans 278 municipalités, des fonds mobilisés pour la mise en place de cours de justice spécifiques aux violences et un meilleur accompagnement des victimes.

Couverture : Mary Sibande, vue de l’exposition I Came Apart at the Seams’, Somerset House, London, Sept 2019. Photo Jeff Gilbert/Alamy Live News

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