A l’heure où beaucoup d’entre nous découvrions ces derniers mois l’activisme militant des ZAD, on a également vu apparaître dans différentes expositions à Londres (Raven Row), Trente (Mart) et Nice (Villa Arson) le travail de l’artiste Gianfranco Baruchello dont la production la plus singulière fut d’occuper plusieurs hectares de terres non loin de Rome entre 1973 et 1981. Il y développa une activité agricole sous le nom d’Agricola Cornelia S.p.A qu’il considérait comme une œuvre d’art à part entière. Pensée et conçue au cours des « années de plomb » pendant lesquelles la violence terrassait l’Italie, Baruchello revendiquait « le droit de squatter et de cultiver ». Cela ne l’a pas empêché de développer en parallèle des œuvres d’art traditionnelles (peintures, sculptures, installations, photographies ou vidéos) inspirées de sa vie de fermier. Agricola Cornelia résonne toujours comme une œuvre riche de sens esthétique et d’engagement politique, avec une attention portée à notre environnement le plus proche
Il publie en 1967 un livre (La quindicesa riga / La quinzième ligne) uniquement composé de la quinzième ligne de quatre cents livres pris au hasard.
La plupart des citations de ce texte sont issues de cet entretien.
L’expression « Zone à défendre » (ZAD) est un néologisme militant utilisé pour désigner une forme de squat à vocation politique, la plupart du temps à l’air libre, et généralement destinée à s’opposer à un projet d’aménagement immobilier, industriel ou touristique. Si les ZAD se sont notamment constituées dans des espaces agricoles, l’appellation a été également utilisée pour des occupations en milieu urbain. En France, la ZAD la plus connue est celle qui s’est implantée sur la commune de Notre-Dame-des-Landes afin de lutter contre un projet d’extension de l’aéroport de Nantes.
Certains commentateurs confondent souvent ZAD et TAZ (Temporary Autonomous Zone / Zone Autonome Temporaire). La TAZ, beaucoup plus poétique, est un terme largement employé dans la cyberculture et s’appuie métaphoriquement sur les utopies pirates du xviiie siècle. A qui sait la voir, elle se manifeste apparaissant-disparaissant pour mieux échapper à tout type d’autorité. Elle occupe un territoire provisoire dans l’espace, le temps ou l’imaginaire, et se dissout dès lors que ce territoire est répertorié. Une TAZ ne peut exister qu’en préservant un certain anonymat, à commencer par celui de son principal théoricien, Hakim Bey, dont les articles parfois contradictoires dans leurs idéaux sont publiés çà et là, libres de droits, sur papier ou sur le Net.
« Dieu compatissant, soutient les droits des pauvres »
Les liens entre le monde agricole et celui de l’art connaissent un point culminant lors de la guerre des Paysans qui frappe une partie de l’actuelle Allemagne entre 1525 et 1526. Cette révolte est au départ liée aux revendications sociales de la réforme protestante : contestation de la hiérarchie ecclésiastique, élection des pasteurs, abolition du servage, réduction des corvées, des impôts féodaux, de la dîme, liberté de pêche et de chasse, etc… La révolte sera écrasée dans le sang (avec près de 100 000 morts) après que Luther s’en fut désolidarisé à travers un pamphlet d’une rare violence. Plus de trois siècles plus tard, en 1850, Friedrich Engels tentera de comprendre les raisons de cet échec pour mieux préparer la révolution communiste qu’il appelait de ses vœux.
La guerre des Paysans est peut-être la première des guerres peinte dans son actualité par des artistes, près d’un siècle avant Jacques Callot et la guerre de Trente Ans. Le premier de ces peintres fut Jörg Ratgeb, dit « Jörg au tablier », peintre révolutionnaire qui finit écartelé. Il peignit sur la bannière de l’un des leaders de la révolte, Joß Fritz (dont le portrait fut par ailleurs gravé par Albrecht Dürer), la prière appelant à la révolte : « Dieu compatissant, soutient les droits des pauvres. » Il peignit aussi le Bundschuh, une sorte de brodequin porté par les paysans, devenu un symbole de la révolte. Dürer, en 1525, grava sur bois un projet de monument dédié aux « paysans vaincus » : une colonne hétéroclite, exposant en son faîte un paysan prostré, un glaive enfoncé dans le dos. « Si quelqu’un veut dresser un monument de victoire parce qu’il a soumis les paysans rebelles, il pourra utiliser ce que je vais montrer. » Matthias Grünewald, auteur du célèbre retable d’Issenheim, et Lucas Cranach, dans ses vingt-six gravures sur bois de la série « La passion du Christ et de l’Antéchrist », furent également inspirés par le conflit. Hans Holbein, portraitiste des grands et illustrateur de L’Utopie de Thomas Moore, Niklaus Manuel Deutsch ou Urs Graf exécutèrent quant à eux des danses macabres conçues comme des métaphores de la misère et de la terreur imposées aux paysans.
Du symbole conservateur à l’écologie politique
On retrouve cet intérêt pour le monde paysan dans une partie de la peinture du xixe siècle, notamment chez Vincent Van Gogh dans La Sieste (1889-1890) où l’on voit un couple de travailleurs des champs dormir à l’ombre d’une meule de foin. Le tableau était inspiré de Jean-François Millet, le peintre qui incarne peut-être le mieux tout ce qui a trait à la vie agricole : ses scènes réalistes sont gravées dans les mémoires du xxe siècle tant elles furent copiées ou reproduites sur des boîtes de biscuits ou des calendriers. On sait moins à quel point Millet a influencé la peinture naturaliste américaine qui correspond à une nouvelle façon de penser et concevoir le paysage éloignée des principes issus de la Renaissance (tableau = fenêtre = ouverture sur le monde). La vision de Millet est toutefois celle d’un idéal perdu. La misère et le labeur sont certes représentés, mais dans une sorte de religiosité du travail. Si chez Millet l’ascèse agricole est humble et humaine, son regard est devenu très rapidement daté. Il faut bien dire que la modernité s’est peu intéressée à l’agriculture. Après la période de transition de l’impressionnisme (encore très porté sur la nature), le postimpressionnisme se tourne vers la ville. Le premier mouvement résolument moderne, le futurisme, peint la vitesse, le bruit et l’usine. Dans son premier manifeste, Filippo Tommaso Marinetti écrit : « Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Le tout premier film de l’histoire n’est-il pas La Sortie de l’usine Lumière à Lyon en 1895 ? Peindre le monde rural n’est plus à l’ordre du jour, apparaissant peu à peu comme un milieu conservateur, voire réactionnaire. La révolution est essentiellement urbaine, ouvrière. Le paysan se méfie de la nouveauté, de la modernité et de toutes ces machines qui fascinent les peintres mais qui vident les fermes de leurs travailleurs.
Cette image rétrograde est pourtant bien plus complexe que l’idée qu’on s’en fait. Bon nombre de révolutions modernes sont nées dans les champs, à commencer par les révoltes paysannes au Mexique, tout d’abord en 1910, sous la houlette du légendaire Emiliano Zapata, puis dans les années 1990 par les revendications néozapatistes du Chiapas menées par le tout aussi légendaire sous-commandant Marcos. La révolution communiste chinoise est essentiellement paysanne car les « prolétariens de la terre » ont fourni les principaux bataillons de la Longue Marche de Mao Tsé-Toung et de ses compagnons en 1934-1935, tandis que l’un des principes de la funeste révolution culturelle trente ans plus tard consistera à envoyer les intellectuels – ou plus globalement les urbains – travailler dans les champs.
C’est le succès du maoïsme auprès de la gauche occidentale à la fin des années 1960 et au début des années 1970 qui contribua entre autre au regain d’intérêt pour la terre contre la ville. Les néoruraux rêvaient de nouveaux modes de vie en communauté, loin des rythmes et des contraintes de la ville et des affres de la société de la consommation. Ces années voient aussi la création en 1968 du Club de Rome qui réunissait scientifiques, économistes, fonctionnaires ou chefs d’entreprises de cinquante-deux pays parmi les plus riches, tous préoccupés par des problèmes provoqués par le développement économique planétaire. Il se fit connaître en 1972 par son premier rapport intitulé The Limits to Growth (Les limites à la croissance publié en France sous le titre Halte à la croissance ?), également appelé « rapport Meadows », du nom de l’un de ses principaux auteurs. Ce titre sonne comme une injonction alors même que nous sommes encore dans les Trente Glorieuses, considérée comme une période de croissance sans limite. C’est à partir des conclusions alarmantes de ce rapport que naît l’écologie politique contemporaine.
Les années de plomb
L’Italie vit alors ses fameuses « années de plomb ». La période se caractérise par le passage à la lutte armée de nombreuses organisations d’extrême gauche – dont Les Brigades rouges – face aux gouvernements successifs et à des partis politiques affaiblis ou corrompus. En pleine guerre froide, certains corps de l’État (police, sécurité, renseignement), s’emploient à faire monter la tension en imputant à l’extrême gauche des attentats organisés par l’extrême droite. Cette « stratégie de la tension » est destinée de part et d’autre à traumatiser l’opinion, à fragiliser les institutions et peut-être, pour certains éléments réactionnaires, à favoriser l’avènement d’un régime autoritaire. L’opinion publique de gauche, tout d’abord compréhensive face aux aspirations de la jeunesse, puis bienveillante face aux revendications du monde du travail, finit par se dissocier catégoriquement de la stratégie de la violence après l’assassinat en 1978 d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, principal parti politique de l’après-guerre. Selon les interprétations, les années de plomb apparaissent comme étant celles du terrorisme d’extrême gauche ou celles de la subversion d’extrême droite, tout autant que celles de la carence de l’État. La vérité se situe certainement au croisement des trois.
L’Italie traverse donc une période de trouble intense dans laquelle les consciences ont du mal à se repérer. Mais cela ne nuit en rien à l’activité artistique. Le cinéma italien vit ses plus belles heures, mais aussi le design, l’architecture, la mode et les arts visuels avec notamment le courant de l’arte povera, conçu – en tout cas dans les termes – comme un acte de résistance à la société de consommation en employant des matériaux simples comme du sable, des chiffons, de la terre, du bois, du goudron, de la corde, de la toile de jute ou des vêtements usés. Dans ce courant, l’artiste se veut détaché des contingences du marché, de l’institution et des conventions esthétiques traditionnelles. L’artiste doit être « pauvre » comme ses matériaux, sauf qu’en italien povera ne signifie pas uniquement « privé d’argent », mais « ascétique » au sens spirituel du terme. La réussite du groupe et les destins individuels de certains de ses membres vont très vite mettre à mal ces principes. Quoi qu’il en soit ce mouvement est extrêmement important car il reflète une partie des expérimentations formelles et des idéaux de toute une époque.
Un artiste inclassable
C’est justement au cœur de cette époque bouillonnante qu’apparaît Gianfranco Baruchello. Il est impossible de classer cet artiste. Sa peinture est peuplée de petites images issues de son expérience de vie, de l’économie, des sciences, de la publicité, de la culture populaire, comme de mille choses issues de son irréductible imagination. Tout s’assemble de façon archipélique à la faveur de méandres et de chemins improbables. Quand elles sont trop visibles, les lignes qui unissent les images sont supprimées ou mises en pointillé. Il ne faut pas chercher à trop comprendre mais se laisser porter par les digressions permanentes. Cela ne signifie pas pour autant que son monde est absurde et nonsensique. Baruchello peint avant tout le chaos de notre pensée, le fonctionnement même de notre cerveau avec ses milliards de synapses qui font office de liens entre les multiples informations que nous recevons à chaque instant. Il met en forme ce « qui vient à l’esprit ». C’est assez fascinant sur un plan visuel mais aussi conceptuel car, sans le savoir, l’artiste développe par ses réseaux de liens et de références multiples et entrecroisées, un mode de raisonnement proche du futur Web, notamment lorsqu’il peint sur des plaques de plexiglass superposées. Sauf qu’avec Baruchello la teneur de ces liens est toujours poétique, sans volonté de construire un discours précis et univoque. Car Baruchello est résolument poète. Sa peinture est construite et se pense comme un langage1. C’est d’ailleurs avec la réalisation d’un lexique composé de pictogrammes et d’idéogrammes (Primo Alfabeto / Premier Alphabet) représentant des sentiments, des humeurs et/ou des idées qu’il entre en 1959 dans la création artistique après avoir dirigé un département de recherche et développement en biochimie fondé par son père. Il a déjà 35 ans et « perdu » comme il le dit lui-même dix ans de sa vie.
Baruchello expérimente également le cinéma en réalisant en 1960 son premier film (Molla / Ressort), puis un second en 1963 (Il grado zero del paesaggio / Le degré zéro du paysage) et, avec le metteur en scène Alberto Grifi, un troisième en 1965 (Verifica incerta / Vérification incertaine). Ce dernier est considéré comme pionnier du cinéma expérimental en Italie. Selon un principe de found footage, il s’agit en fait d’un montage (« remontage » suggéraient leurs auteurs) d’images et de sons essentiellement constitués des chutes de pellicule issus de quarante-sept films de fictions hollywoodiennes des années 1950 en cinémascope, récupérées dans des cabines de projection. Toutes ces images ont pour point commun de répéter des cadrages afin d’en étudier la composition. Il réalise également des courts métrages qui, dans des mises en scène hyperboliques, dénoncent le pouvoir de l’argent, la guerre du Vietnam ou le racisme. Il fonde en 1967 la Cooperativa Cinema Indipendente (Coopérative du Cinéma Indépendant) qui développe un cinéma militant. Il crée la même année une société fictive nommée Artiflex qui a pour slogan « Artiflex commercialise tout », initiant des processus d’échanges d’objets et de matériaux avec différents publics, soit au cours de performances, soit par annonces dans la presse. Le procédé est résolument original dans le monde de l’art de l’époque. On voit surtout dans ces deux types d’entreprises la volonté d’un artiste de s’affranchir des économies traditionnelles de l’art en inventant des modes de production autonomes. Il s’engage parallèlement dans le mouvement d’extrême gauche Potere Operaio qui sera dissout en juin 1973 quand sa branche armée signera un attentat contre un militant d’extrême droite, tuant deux de ses fils. Cet événement est connu en Italie sous le nom de Il rogo di Primavalle (Le bûcher de Primavalle).
L’agriculture comme œuvre d’art
Baruchello décide alors de changer de vie et s’installe dans une propriété sur la Via di Santa Cornelia à la limite nord-est de la commune de Rome. Il a besoin de plus d’espace pour travailler et stocker ses œuvres. Il a également besoin de prendre ses distances avec le militantisme. Il commence à planter un potager, puis à produire sa propre énergie grâce à des panneaux solaires. Il apprend que les terrains environnants avaient été acquis quelques années plus tôt par des organismes d’investissement en vue de construire un vaste complexe périurbain. Par souci de protection de l’environnement et afin d’éviter toute spéculation immobilière outrancière, la mairie les avaient rendus inconstructibles en les classant en terres agricoles. Baruchello décide de leur occupation sauvage. « Je reprenais les terrains d’une bande de spéculateurs en les rendant à leur usage agricole, en les rendant à l’usage qu’ils avaient eu pendant des siècles. » Il informe néanmoins les propriétaires installés dans le nord du pays. Ces derniers ne réagissent pas, ou du moins ne peuvent pas réagir car ils sont contraints par la législation imposée par la municipalité.
N’ayant jamais eu d’expérience réelle de l’agriculture, Baruchello recrute Alfonso, un agriculteur expérimenté qui va devenir son plus proche collaborateur. Celui-ci s’installe sur place avec son épouse et leur fille qui travaillent également à la ferme. Ensemble, ils engagent des travailleurs saisonniers, font assainir les terres et plantent de nombreuses cultures : betteraves à sucre, maïs, pommes de terre, courges, salades, blé, orge et arbres fruitiers. Ils se lancent très vite dans l’élevage de bovins, moutons, chèvres, porcs, lapins, volailles et abeilles. Ils produisent également des fromages. L’engagement est plein et entier. Baruchello crée une véritable entreprise (l’Agricola Cornelia S.p.A) et travaille sans cesse à la réussite de son projet en s’éloignant temporairement du monde de l’art dont il critique souvent les modes de fonctionnement. Il s’oppose ainsi aux artistes du Land art qui, à la même époque, intervenaient dans le paysage par des gestes de plus ou moins grande ampleur. Il leur reproche de ne pas être assez impliqués dans les réalités sociales, prenant exemple sur Christo qui, en 1974, emballe la Porta Pinciana à Rome sans vraiment tenir compte de l’environnement, notamment d’un quartier extrêmement pauvre situé à proximité. Il s’oppose également aux grands mythes de la conquête de l’espace – à commencer par celui de la Lune – qui selon lui détournent les hommes des préoccupations de gestion et de conservation de leurs propres terres. Comme il l’avait déjà préfiguré avec Artiflex, il tente également de redéfinir la valeur d’usage d’une œuvre d’art qui devient un bien utile puisque sa valeur financière aide à la production concrète de produits agricoles.
Œuvre d’art totale
Mais au bout de deux ans, Baruchello commence avec beaucoup de lucidité à remettre en cause le caractère utopique de son « happening para-politique », comme il le nomme lui-même. Bien qu’il n’ait jamais fait de profit personnel car tout bénéfice (artistique ou agricole) était réinvesti dans le développement de la ferme, son entreprise se développe. Personne ne s’y oppose, ni la mairie ni les propriétaires. « Si j’avais été occupant prolétaire et non artiste, j’aurais immédiatement été arrêté par la police. » Il voit son statut de militant comme un paradoxe. Il vit aussi une crise personnelle et cherche une « réconciliation de ses propres contradictions ». Son activité de fermier pénètre de plus en plus son univers artistique. On voit apparaître dans ses tableaux ou sculptures des références directes à la ferme : des schémas de labour, d’irrigation, des strates de terrain, des dessins d’animaux ou d’outils. Il dépasse largement le cadre de la simple représentation en créant petit à petit un véritable réseau graphique qui met à plat les liens sociaux et économiques que l’agriculture produit comme source d’échange. Il considère dès lors son projet comme une « œuvre d’art totale », c’est-à-dire composée de nombreux médiums et de disciplines artistiques, avec une portée volontairement complexe, mêlant plusieurs réflexions sur la vie et le monde.
Ses œuvres prennent ainsi une dimension plus allégorique avec notamment la réalisation de Grande Biblioteca qui débute en 1976. Même si le résultat n’est pas gigantesque par ses dimensions (six sculptures pour un total de 210 × 200 × 20 cm), il l’est par son mode de production composé d’un ensemble de notes prises pendant son activité de fermier mêlées à des dessins, des grains de blé ou des minuscules cailloux. Tout se mélange dans une construction façonnée sous la forme d’une ruche où l’on voit apparaître des centaines d’ouvrages en modèles réduits. Le tout est regroupé dans des caissons en bois fermés par une vitre et assemblés au mur. Produite selon le même procédé des boîtes vitrées, Eros Sélabeille (1977) est née de l’observation d’un immense essaim d’abeilles trouvé dans la ferme et de la réflexion d’un apiculteur proche de Baruchello qui évoque l’essaim comme « la forme que les abeilles produisent quand elles veulent prendre une décision grave ». La série des Greenhouses (toujours de 1977) rassemble de petites sculptures très architecturées dans lesquelles « la serre devient un abri pour les sentiments ». L’altra casa (1979) est quant à elle constituée d’une maquette de maison produite par la mémoire – forcément tronquée – des maisons où l’artiste a vécu.
Aride et doux
Baruchello éprouve également durant toutes ces années le besoin de photographier ou filmer son activité quotidienne. Ce travail documentaire sera présenté à la Galleria Milano de Milan en 1981, et dans deux livres. Le premier est édité pour l’exposition. Il est simplement intitulé Agricola Cornelia S.p.A 1973-81. Le second, How to imagine: a narrative on art and agriculture, paraît en 1983, avec un long entretien avec le critique d’art américain Henry Martin2. Il est frappant de constater ici à quel point Baruchello ne porte pas vraiment attention au caractère esthétique de ses documents. Ce choix tranche avec une partie des artistes des artistes des années 1970 – notamment ceux du land art – qui prenaient quant à eux grand soin à la qualité de leurs images. Même le film Il Grano (Le Grain), réalisé 1975, conçu comme un plan fixe sur un champ de blé censé révéler l’évolution du paysage, s’avère un document aride. En fait, Baruchello éprouve vraiment du mal à produire des œuvres documentaires de qualité. C’est ailleurs qu’il faut aller chercher la mémoire de son œuvre. Agricola Cornelia IV. Vue à vol d’oiseau de l’ensemble (1978) est par exemple un panorama des différentes cultures produites dans la totalité de la ferme. Agricola Cornelia IV. Phantasmatic parasites of the tomato / Les Fantasmatiques parasites des tomates (1978) est d’autre part une interprétation des processus de parasitage – notamment par les vers – des fruits de son exploitation.
Dans une logique tout aussi concrète et allégorique à la fois, il mène à partir de 1978 des recherches sur « le doux comme saveur » (Dolce, 1978-1981) qui aboutiront à un livre, une vidéo documentaire et une peinture de grand format. A partir de la betterave à sucre et du miel, « il cherche, selon la critique d’art Carla Subrizi, à comprendre les composantes culturelles, philosophiques, pratiques et narratives » de la douceur. Le film comporte vingt-deux heures d’entretien avec des philosophes (dont Jean-François Lyotard qui fut très proche de Baruchello), des amis, des inconnus, des ouvriers ou des paysans qu’il fréquente à Cornelia. Il est difficile de comprendre le sens et le contenu des discussions tant le son et les images sont indisciplinés. Une fois de plus, Baruchello ne cherche pas à faire de belles images ou à produire un discours didactique, enregistrant autant la parole de ses invités que l’enfant qui crie ou le chien qui passe. On retient néanmoins de ce flot d’idées foisonnantes que le « dolce » apparaît chez la plupart des intervenants comme une matière rassurante. Ce poncif renvoie à une dimension peu évoquée dans l’exégèse de l’œuvre de Baruchello, à savoir l’attention ou plutôt le soin qu’il porte au monde qui l’entoure. Cette attention passe en premier lieu par les actions menées par l’Agricola Cornelia. « La terre doit être soignée comme on doit soigner son esprit. » De même, si l’usage récurrent de signes minuscules doit se comprendre comme un refus du spectaculaire, il doit aussi être interprété comme un art de la minutie, c’est-à-dire de l’attention, comme les peintres de la renaissance flamande l’ont développé en leur temps. Ce n’est pas un hasard non plus si Baruchello utilise dans la plupart de ses toiles des fonds blancs crémeux. A l’instar de l’artiste américain Cy Twombly qu’il a rencontré (et certainement influencé) dans les années 1950 à Rome, le blanc opère un renvoi à des vertus curatives et donc apaisantes de l’art.
Devenir peintre en travaillant la terre
L’activité d’Agricola Cornelia se termine en 1981 alors que la ferme exploitait dix hectares. Dans son texte How to imagine: a narrative on art and agriculture Baruchello ne s’explique guère sur les raisons de cet arrêt. Une crise dans son couple modifie ses plans de vie et l’âge (il a bientôt 60 ans) ne l’encourage pas à continuer de travailler sur des tâches physiques. Depuis 1968 le monde a profondément changé. Les utopies s’essoufflent. Margaret Thatcher et Ronald Reagan imposent leurs lois. On peut aussi penser que Baruchello est allé au bout de son expérience. Son travail a pris beaucoup plus de sens et s’est étoffé grâce à l’apport de cette entreprise du réel. Le vocabulaire de signes et de formes qu’il cherchait en 1959 s’est affirmé au milieu des champs. Il écrit qu’il est « devenu peintre en travaillant la terre ». Il n’a donc plus besoin de se prouver qu’il est un artiste car il l’est devenu. Mais l’abandon de l’activité agricole ne signifie pour autant l’oubli de ses idéaux. Agricola Cornelia devient au fil des ans la Fondation Baruchello dans laquelle il tente d’archiver son hétéroclite production artistique. Il continue à inviter ses amis pour de longues discussions digressives, tout comme il invite de jeunes artistes à résider et à produire sur place. La ferme se transforme peu à peu en jardin philosophique. Si l’agriculture disparaît, un soin est toujours porté à l’environnement, tel l’assainissement d’un bois à proximité qu’il signe comme une œuvre d’art (Il Bosco, 1990). Aux champs labourés succèdent parc et forêt. L’action s’estompe, la sagesse s’installe.
Quoi qu’il en soit, Agricola Cornelia demeure l’une des œuvres d’art les plus singulières du xxe siècle. Elle l’est bien sûr par son caractère politique et par sa dimension totalement expérimentale. En 2018, elle n’a rien perdu de sa pertinence. Elle garde toute son actualité par rapport à notre monde contemporain : spéculation immobilière, développement durable, permaculture et circuits courts. Elle se situe finalement entre la ZAD (l’action de terrain) et la TAZ (la métaphore poétique de l’action). Elle est une utopie concrète. Mais ce qui la rend à jamais passionnante c’est que l’engagement politique et social du projet n’a en rien nui à la qualité du travail de l’artiste. Bien au contraire ! Il est assez rare de constater une telle harmonie entre un choix de vie et d’attitude artistique et une œuvre dite « exposable » dans un musée, un centre d’art ou une galerie. Rien ne s’est fait l’un contre l’autre ou l’un sans l’autre. Il en va ainsi de la parfaite éthique et esthétique d’un artiste qui ne renonce ni à ses engagements politiques – bien que ces derniers se soient affinés au fil du temps – ni à sa volonté de placer l’œuvre d’art au cœur voire à l’origine de toute expérience. Baruchello n’a jamais masqué ses doutes et son projet a évolué avec ses incertitudes. Sans aller jusqu’à parler d’exemple – un terme que Baruchello réfuterait certainement – Agricola Cornelia demeure une œuvre unique… et universelle à la fois.
Remerciements : Carla Subrizi, Daniela Zanoletti, Nicolas Bourriaud et la Villa Arson
Couverture : Gianfranco Baruchello, Raccolto di barbabietole [Récolte de betteraves], 1975. Documentation photographique. Fondation Baruchello, Rome, Italie