Notre point de vue
Switch (on Paper),
le monde vu par les artistes
Entretien avec les fondateurs Eric Mangion et Luc Clément
Par Raphaëlle Giangreco
Plateforme éditoriale en ligne, Switch (on Paper) a choisi d’éclairer le monde qui nous entoure par le prisme de l’art de notre temps. Comment les artistes et leurs œuvres, souvent méconnues du grand public, proposent une lecture singulière et inédite de la société, comment ces mêmes artistes s’inscrivent dans la sphère du réel et nous en donnent une perception différente.
Raphaëlle Giangreco : Vous disiez au début de notre conversation que Switch (on Paper) était née de la nécessité d’inscrire l’art dans le monde réel. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Switch (on Paper) : Nous rencontrons tous les jours des personnes qui estiment que l’art de notre temps est coupé de la réalité, qu’il est enfermé dans une bulle spéculative, plus ou moins marchande, réservé à des effets de mode ou à une élite. Sans tomber dans une démagogie inverse, notre volonté est de montrer que de nombreuses œuvres d’artistes sont pourtant inscrites dans le monde, ancrées dans la réalité politique, économique, anthropologique ou ethnographique de la société. « Ancré » veut dire réellement « acteur » du monde et non simplement témoin ou observateur chic et distant des évènements. L’art n’est pas l’achat d’une bonne conscience par l’esthétique. Il peut être un engagement, ou simplement une manière d’être et de vivre notre époque.
R.G. : Vous proposez deux formes éditoriales : investigations et agrégations. En quoi consistent-elles et comment peuvent-elles se compléter ?
S.o.P. : Les investigations sont des textes que nous commandons à des auteurs (chercheurs, écrivains, artistes, journalistes) sur des sujets spécifiques à propos desquels ils peuvent nous apporter un éclairage particulier. Nous les appelons « investigations » car nous souhaitons qu’elles soient menées comme des recherches approfondies, comme des enquêtes, entre la forme universitaire et le style journalistique. Les agrégations sont des liens que nous créons avec des contenus existants en ligne. Mais les deux sont totalement imbriqués car les agrégations sont aussi des formes d’enquête que nous menons sur le web et les investigations sont des liens avec le monde.
R.G. : Doit-on considérer qu’il s’agit d’une nouvelle revue de critique d’art ?
S.o.P. : Cela dépend du sens que vous donnez au terme « critique ». La critique d’art telle que nous l’entendons, c’est-à-dire une analyse patiente et plurielle des faits, n’existe pas ou très peu. Par contre, nous sommes envahis par une masse de jugements rapides, construits sur des réactions positives ou négatives, à l’emporte-pièce, selon un effet Tripadvisor. Il s’agit d’un trop-plein de critiques que le web a largement contribué à développer. D’autre part, une critique qui ne serait que d’art ne nous intéresse pas. Nous souhaitons aborder de multiples sujets par de multiples chemins, dont le seul point commun serait l’art. Nous nous méfions par ailleurs du mot « nouveau » car ce qui est nouveau est vite ancien. Le nouveau correspond à cette nécessité de l’urgence que nous fuyons. Nous ne souhaitons rien révolutionner, inventer ou réinventer. Nous souhaitons inviter des paroles multiples qui nous aident à comprendre ce qui nous entoure à la lumière d’expériences vécues. En assumant au passage nos choix et notre indépendance.
R.G. : Switch s’applique à l’idée d’éclairer (switch on). C’est aussi intervertir. N’est-ce pas paradoxal ? Par ailleurs, quel rapport entre Switch et Paper ?
S.o.P. : Éclairer le monde contemporain ne veut pas dire l’épouser. L’art de notre temps n’est à nos yeux ni une réponse, ni une fin, une foi ou une religion, mais un problème avec lequel nous avons du mal à composer. Nous ne sommes pas à l’aise avec l’art, comme nous ne sommes pas à l’aise avec beaucoup de choses dans le monde. Ce qui ne veut pas dire que nous devons tout rejeter en bloc. Au fond, cet art que l’on dit contemporain incarne parfaitement les complexités et les paradoxes de notre temps. C’est en cela qu’il est vraiment contemporain. Éclairer, c’est aussi mesurer ce qui nous sépare des faits, prendre conscience de ces distances. C’est dans cet intervalle que nous pouvons intervertir notre façon de voir, changer notre point de vue. Quant au rapport entre Switch et Paper, il n’y en a pas. Cet oxymore nous plaît car il évoque d’un côté le flux immatériel de l’énergie et de l’autre le papier qui matérialise la pensée et l’écriture.
R.G. : Étudier « les complexités et paradoxes de notre temps » résonne comme un projet politique.
S.o.P. : En affirmant la volonté de mettre en valeur des œuvres ancrées dans la réalité de la société, nous sommes forcément politiques. Mais nous nous méfions aussi de ce terme qui peut être rapidement brandi comme un faire-valoir marketing. Trop d’œuvres se disent politiques sans vraiment l’être, ou du moins de façon superficielle. La dimension politique peut être un leurre qui produit un discours creux destiné à crédibiliser le contenu esthétique d’une production. Manier des concepts politiques nécessite une perception fine du monde, une intelligence du réel. Cela nécessite aussi un véritable engagement afin d’éviter l’hypocrisie. C’est pour cela que nous nous appuyons sur des œuvres réellement inscrites dans le monde. L’art d’aujourd’hui souffre trop de cette image liée au luxe, à la finance et à l’esthétique ostentatoire. Nous voulons montrer autre chose, une autre face de l’art. C’est notre projet politique.
R.G. : Un grand nombre de revues web apparaît chaque jour. Quelle singularité pouvez-vous apporter ?
S.o.P. : Le choix de produire des textes souvent longs et fouillés nous distingue d’emblée de la brièveté souvent de mise sur le web. Nous sommes d’ailleurs très attentifs à l’ergonomie pour compenser cette démarche à contre-courant par un confort de lecture, une clarté d’affichage, des fonctionnalités pratiques et une navigation fluide. La seconde singularité de Switch (on Paper) est de viser la constitution à terme d’une véritable base de données qualifiées sur l’art contemporain. L’idée est d’offrir un outil qui compile et rende accessible une masse d’informations, capable de s’étendre de façon exponentielle et dont notre exigence constante devra garantir la qualité. Dans ce sens, nous imaginons de développer un véritable moteur de recherche spécialisé et de collaborer dans un futur proche avec une entreprise technologique pour la conception d’un algorithme dédié. Enfin, Switch (on Paper) souhaite devenir une plateforme d’échanges pour une communauté de lecteurs et d’utilisateurs réunis autour des mêmes centres d’intérêt et questionnements sur l’art d’aujourd’hui. Nous avons mis en place un outil intégré à la plateforme qui permet de commenter ou débattre mais aussi d’entrer en relation avec des membres de la communauté, un peu à la manière d’un micro réseau social artistique.
R.G. : Comment s’est opéré le choix des sujets d’investigation, des agrégations et des auteurs ? Avez-vous fixé des règles, un cahier des charges pour l‘écriture des textes ?
S.o.P. : Les agrégations se sont construites à partir des recherches que nous menons régulièrement sur des œuvres en lien avec l’actualité, mais aussi sur des projets qui proposent une lecture singulière de l’art, peu connue des réseaux traditionnels de l’information. Ces contenus peuvent être des créations d’artistes, des initiatives associatives, publiques ou privées, mais aussi des expériences socio-culturelles qui produisent un rapport innovant avec les publics. Nous avons donc créé des redirections vers les sources de ces contenus non pas comme de simples liens hypertextes mais en rédigeant systématiquement un petit texte d’introduction qui éclaire le lecteur sur notre choix. Les sujets d’investigation ont été choisis au fil de discussions avec les auteurs que nous avons sollicités, eux-mêmes contactés en fonction de leurs champs de recherche ou d’expérimentation. Nous souhaitons proposer une diversité d’approches, de sujets et de contextes. Nous n’avons pas fixé de véritable cahier des charges, si ce n’est de demander aux auteurs d’adopter une écriture de clarification (et non de banalisation), de valoriser les différentes strates de la création de manière rigoureuse et d’éviter le piège de la citation artificielle, notamment des citations issues de la French Theory, qui abondent – la plupart du temps sans fondement – une grande partie de la critique d’art. Nous souhaitons une approche des sciences sociales centrifuge et non repliée sur des sempiternelles références. Nous avons également réalisé un grand travail d’editing grâce aux compétences d’un professionnel en la matière, Frédéric Maria, qui a notamment travaillé 10 ans pour la maison d’édition P.O.L.
R.G. : Y a-t-il un ton, un style Switch (on Paper) ?
S.o.P. : Pour l’instant non car nous avons délibérément opté pour une diversité de contenus, mais aussi d’approches. Mais nous espérons tout de même parvenir à constituer peu à peu un état d’esprit d’écriture. Cela fait partie des sujets que nous devons peaufiner avec le temps. L’expérience digitale qui nous place au plus près des lecteurs et de leurs réactions, mais aussi la capacité de l’outil numérique à nous livrer en retour une vision analytique du contenu produit devraient grandement nous aider à maîtriser notre sujet.
R.G. : Vous êtes-vous appuyés sur un modèle de revue ?
S.o.P. : Nous n’avons aucun modèle véritable car nous ne souhaitons appliquer aucune recette. Par contre, il est évident que nous avons beaucoup étudié ce qui existe déjà sur le web et avons essayé de tirer le meilleur parti de certains modes de fonctionnement en ligne des outils et des pratiques les plus actuelles. Les techniques numériques évoluent tellement vite que nous sommes obligés d’effectuer une veille permanente pour garantir l’accès à nos contenus et la qualité de l’expérience utilisateur dans un esprit de partage, d’échange et de connexion.
R.G. : Si vous n’avez pas de modèle de revue, avez-vous au moins une référence artistique ou sociétale ?
S.o.P. : Nous n’avons pas une mais de multiples références artistiques. Et il est toujours difficile de citer telle œuvre plutôt qu’une autre. Mais la seule boussole qui nous a guidés pendant le temps d’élaboration de la revue est le livre Témoignage (1885-1915) de Charles Reznikoff. Il s’agit d’une grande fresque qui décrit l’entrée des États-Unis dans l’ère moderne au travers de la restitution minutieuse et la mise en forme de rapports d’audience de tribunaux amenés à juger aussi bien de conflits de voisinage ou de succession que d’accidents du travail ou de faits divers courants. Cette œuvre montre comment on peut produire une grande œuvre de poésie à partir du vivant. Sur un plan social, nous sommes influencés par le travail du programme Nouveaux Commanditaires mis en place depuis une vingtaine d’années par la Fondation de France. Ce programme associe intelligemment des usagers à la commande d’œuvres d’art ou d’architecture in situ, dans le quotidien. Il s’agit d’un exemple assez unique de dialogue entre le public et les artistes, une conception pragmatique de l’art.
R.G. : À qui souhaitez-vous vous adresser ?
S.o.P. : C’est une question toujours très délicate quand on lance un tel projet. Contrairement à ce que nous entendons, nous pensons qu’il y a un vrai public pour l’art. Il suffit de voir les succès de certaines manifestations pour s’en convaincre. Les visiteurs sont en général des curieux poussés par l’étrange incompréhension qu’ils entretiennent avec l’art. Mais cette ambivalence nous intéresse : être attiré par un objet qu’on a du mal à maîtriser. Même si nous sommes initiés à l’art depuis longtemps, nous ressentons également cette ambiguïté. Switch (on Paper) s’adresse donc à l’ensemble de ces curieux flâneurs, comme aux étudiants en sciences humaines, aux écoles d’art, aux professionnels de l’art, aux artistes, mais aussi à toutes les personnes qui souhaitent disposer d’un média d’information original sur la société. Et là nous pouvons espérer toucher une audience bien plus large. Switch (on Paper) est par ailleurs une revue française, mais délibérément tournée vers l’international. Tous les textes sont traduits en anglais (par Maya Dalinsky ou Emmelene Landon) et concernent des territoires géographiques très variés. Nous affirmons cette diversité comme une identité. Le local et le global sont à nos yeux indissociables. Nous allons donc créer des réseaux vers l’étranger afin de chercher des auteurs et des sujets, mais aussi le public le plus varié possible.
R.G. : Quelle sera la périodicité des publications ?
S.o.P. : C’est aussi une question délicate. Nous revendiquons une forme de lenteur afin de ne pas être oppressés par l’urgence de l’information, par la réaction immédiate. Mais d’un autre côté, nous savons que si nous voulons accroître régulièrement le nombre des lecteurs, nous sommes obligés de publier des contenus réguliers. Nous devons donc trouver un rythme équilibré entre l’exigence que nous portons aux textes et au choix des sujets et la périodicité nécessaire à une telle entreprise. Nous comptons pour cela sur la constitution d’un comité éditorial composé de têtes chercheuses, mais aussi sur la contribution régulière de certains lecteurs qui pourront proposer des agrégations vers des liens inconnus. Ce sera là une étape essentielle de la réussite de cette revue.
R.G. : Dans la complexité des règles dédiées aux droits d’auteur sur le web, quelle sera votre ligne de conduite ?
S.o.P. : Nous ne pouvons pas défendre une éthique de l’art sans faire preuve nous-mêmes d’un minimum de rigueur dans ce domaine. Tous les auteurs des textes d’investigation sont rémunérés à des tarifs traditionnels, ainsi que le travail des traducteurs et celui de l’editing. Des contrats de droits d’auteur en bonne et due forme seront rapidement mis en place. Nous allons négocier les droits de diffusion des images pour les artistes, mais aussi pour les éventuels photographes auteurs des images. Nous avons inclus toutes ces dépenses dans notre plan de financement. Mais nous ne souhaitons en aucun cas être soumis à une tyrannie du droit de diffusion des images. La diffusion de ces dernières se fera en bonne intelligence ou ne se fera pas. Notre plus grand souci demeure les agrégations de contenus par des liens externes vers d’autres sources sur le web. La législation en ce domaine évolue en permanence et les limites de l’éthique sont élastiques. Nous devons là aussi définir un modus operandi subtil entre notre souci de valorisation de contenus extérieurs et le respect de ces derniers. Une fois de plus, c’est l’expérience qui va nous apprendre à maîtriser ces sujets.