Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia
société

La place de l'art, 06 novembre 2020

Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia

Un manifeste contre la nostalgie

Investigation par Fereshte Moosavi

Sommaire

But We Don’t Leave Pyramids est le titre d’une exposition organisée du 4 janvier au 12 avril 2019 par GAPS (collectif de curating fondé par Sofía Akerman (Madrid), Golnoosh Heshmati (Téhéran) et Flavia Prestininzi (Rome) en 2016 dans le cadre du 2e Symposium curatorial de Téhéran. Citation tirée de l’essai Junkspace de l’architecte et théoricien Rem Koolhaas, But We Don’t Leave Pyramids était une invitation à reconsidérer la propension de l’homme à laisser une trace sur le monde. Conçue comme un dialogue entre espace urbain et présence humaine, cette exposition mettait en lumière diverses formes de pratiques artistiques alternatives à Téhéran et proposait de réfléchir collectivement au rôle des praticiens de la culture par-delà les frontières.

[ 1 ]

Tehran Curatorial Symposium #2 : Curator as Translator, 4-6 janvier 2019

[ 2 ]

A. Amanat,2017, Iran, A Modern History, New Haven & Londres : Yale University Press, p. 886

[ 3 ]

Kim Charnley, 2019, « Brexit, Austerity and Social Practice », FIELD, A Journal of Socially-Engaged Art Criticism, Numéro 12/13, Art, Anti-Globalism, and the Neo-Authoritarian Turn

[ 4 ]

G. Raunig, 2007, Art and Revolution, Transversal Activism in the Long Twentieth Century, Los Angeles : Semiotext(e)

[ 5 ]

Rosa Luxemburg, Œuvres choisies

Le soir du vendredi 4 janvier 2019, lors de la réception d’inauguration du Teheran Curatorial Symposium #21, les artistes Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani réalisèrent une performance intitulée A Manifesto Against Nostalgia, depuis le toit du nouveau bâtiment du Charsoo Honar, au cœur de Téhéran, et dans le cadre de l’exposition But We Don’t Leave Pyramids. Par deux fois, les artistes occupèrent le bâtiment pour des performances de dix minutes. Pendant qu’elles lisaient leur manifesto en jouant des correspondances entre le farsi, langue officielle de l’Iran, et l’anglais, les mêmes textes brodés main sur douze drapeaux, par des ouvrières locales, étaient accrochés aux murs, à l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, pour toute la durée de l’exposition. Les artistes étaient accompagnées de trois joueurs de Karnā – un instrument à vent traditionnel iranien utilisé pour les cérémonies en plein air et les annonces publiques – dont le puissant refrain répétait dix fois de suite la même note: « Raconte ton désir de retour / شرح اشتیاق به به بازگشت ».

Étudier les luttes locales

Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia

Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia, 4 janvier 2019, Charsoo Honar, Téhéran, performance réalisée lors de l’inauguration du 2e Symposium Curatorial de Téhéran

Si l’on veut distinguer l’aspiration et le besoin de mémoire de l’affection mélancolique pour ce qui est révolu ou n’a pas été, une autre lecture du passé est nécessaire afin de dépasser une vision sentimentaliste. De la même manière, il est important d’envisager un tournant dans les formes de productions artistiques et culturelles. Depuis le milieu des années 1990 en Iran, des organisations telles que le Haut-Conseil de la Révolution Culturelle et le Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique ont intensifié le contrôle exercé sur les secteurs culturels et les activités artistiques. La pression de la censure s’est accrue en conséquence sur les médias, tandis que certains discours artistiques et culturels ont été bannis des universités pour mieux diffuser les valeurs islamiques. Certaines formes artistiques et culturelles comme le cinéma et la musique ont survécu aux vagues d’islamisation en utilisant le « langage symbolique » et « l’opacification ». Comme l’affirme Abbas Amanat dans son livre Iran, A Modern History, « La musique, le cinéma, les arts visuels, la poésie et la fiction ont non seulement survécu aux vagues de l’islamification, mais se sont aussi presque miraculeusement développés. Ils ont réussi à contourner la bureaucratie culturelle de l’État, en recourant souvent à un langage symbolique et à des évitements idéologiques, pour refléter, avec subtilité, les sentiments indicibles de leurs fervents spectateurs.2 »

Ces différentes formes de résistance ont suscité des débats sur la manière de surmonter les oppressions politiques et culturelles. Etudier les luttes locales sans les distinguer des menaces globales implique une prise de conscience croissante et une expérience partagée de l’ampleur des complexités. La question que pose l’historien britannique Kim Charnley est de savoir comment « la pratique sociale est une catégorie qui a prospéré sous le néolibéralisme, alors même que les infrastructures de protection et de solidarité sociale ont été démantelées3 ». En reconnaissant les différentes formes de lutte et de résistance dans les domaines culturels et créatifs, nous parviendrons peut-être à naviguer dans les évolutions du paysage géopolitique actuel et à trouver de nouvelles façons de réagir à ces changements.

Représentation sociale

Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia (détail)

Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia, 4 janvier 2019, Charsoo Honar, Téhéran (détail)

Le besoin de résistance face à la nostalgie est ainsi à l’origine de la collaboration entre Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani « Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie, nous exigeons un engagement éthique pour libérer l’histoire de toute glorification du passé ». En espaçant les corps des interprètes et du public durant la performance, le bâtiment a été habité dans son intégralité balcon et toit, mais aussi murs, fenêtres, jardin et cour, tandis que les textes du manifeste étaient brodés sur des drapeaux réalisés à la main. Un tel dispositif n’est pas sans évoquer certaines illustrations de livres persans tels le Khamsa de Nizami –une miniature attribuée au maître du genre, Mirza Ali, représentant « Khusrau écoutant Barbad jouer du luth » (1539-43).

L’acte de lecture du manifeste s’adressait à un public choisi : celui qui assistait à la réception inaugurale de l’exposition et celui qui participait au symposium de trois jours. Mais un public extérieur est également apparu lors de la performance. La Karnā, une trompette à longue anche, est utilisée pour les processions religieuses par des orchestres, habituellement composés de dix hommes. Traditionnellement, le joueur principal lance certaines phrases musicales adaptées à l’occasion, et les autres musiciens lui répondent. Alors que la lecture du manifeste se déroulait entre les artistes et les interprètes, des personnes du voisinage se sont jointes au public depuis leurs fenêtres et leurs balcons, élargissant la scène du spectacle au-delà de l’exposition elle-même. Certains se sont plaints à la police locale dans les jours qui ont suivi pour empêcher d’autres activités dans le bâtiment, mais d’autres sont restés à leurs fenêtres, ont applaudi la représentation et se sont associés à cette représentation publique.

L’émergence de ce nouveau public, bien que momentanée, a fait naître une nouvelle situation qui peut être considérée comme un temps d’enthousiasme et d’accélération. Le concept de situation employé par Guy Debord et l’Internationale Situationniste pour générer un débat sur l’art et la politique, a d’abord été pensé par une autre figure historique. Le philosophe allemand G.W.F. Hegel avait en effet au XIXe siècle emprunté ce terme au théâtre comme clé d’interprétation généralisée de toutes les formes artistiques, suggérant que « la partie la plus importante de l’art a toujours été « la découverte de situations intéressantes »4. Pour aller plus loin, le tout est de savoir comment cette nouvelle situation peut fonctionner entre le public la performance. C’est à cet égard que A Manifesto Against Nostalgia a créé la possibilité d’une telle relation entre l’art et le public.

Comme le suggérait la militante allemande Rosa Luxemburg : « Bien que nous ne puissions pas plus sauter les étapes du développement historique qu’un homme ne peut sauter par-dessus son ombre, nous pouvons néanmoins accélérer ou retarder ce développement.5 ». A Manifesto Against Nostalgia, en tant que forme alternative et pratique socialement engagée, déclenche et renouvelle des luttes partagées. La lecture d’un manifeste par les deux femmes artistes a non seulement été une transformation, mais également la reconnaissance du sens de l’acte discursif. « Parler » a mis en lumière la force de la langue, l’expérience corporelle, la reconnaissance d’un nouveau public et la capacité de produire des connaissances.

Un manifeste contre la nostalgie

« Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
Nous sommes en dissidence contre toute préfabrication nationaliste du chez soi et du pays.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous appelons à la réflexion, contre la projection paranoïaque.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous exigeons l’engagement éthique
pour libérer l’histoire de toute glorification du passé.

Contre la maladie de la nostalgie,
nous évaluons la connaissance.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous accueillons la douleur du souvenir.
Nous voulons éliminer la nostalgie
de l’aspiration au retour.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous repensons les signes commémoratifs.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous célébrons la précision et refusons la banalisation.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous échappons au progrès à sens unique pour imaginer à nouveau.

Contre la maladie de la nostalgie,
nous opposons la poésie au patriarcat.

Contre l’absence d’effort de la nostalgie,
nous en appelons à la responsabilité,
nous prônons la guérison réciproque
par-dessus tout ressenti individuel.
La sensibilité plutôt que la sentimentalité,
Le matriarcat contre la nostalgie.

Contre le pouvoir séducteur de la nostalgie,
nous insistons sur les détails tout en dessinant notre carte commune ».

Traduction : Stéphane Corcoral
Remerciements : Sonia Pastor
Couverture :
Golrokh Nafisi et Giulia Crispiani, A Manifesto Against Nostalgia, 4 janvier 2019, Charsoo Honar, Téhéran, performance réalisée lors de l’inauguration du 2e Symposium Curatorial de Téhéran

1.Tehran Curatorial Symposium #2 : Curator as Translator, 4-6 janvier 2019

2.A. Amanat, 2017, Iran, A Modern History, New Haven & Londres : Yale University Press, p. 886

3.Kim Charnley, 2019, « Brexit, Austerity and Social Practice », FIELD, A Journal of Socially-Engaged Art Criticism, Numéro 12/13, Art, Anti-Globalism, and the Neo-Authoritarian Turn

4.G. Raunig, 2007, Art and Revolution, Transversal Activism in the Long Twentieth Century, Los Angeles : Semiotext(e)

5.Rosa Luxemburg, Œuvres choisies

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