DeYi Studio, Ordre de boycott
économie

sabotage, 29 janvier 2021

DeYi Studio, Ordre de boycott

Go Canny! 1/3
De l’imaginaire du désordre à l’art du sabotage.

Essai par Nathalie Desmet

Sommaire

Le sabotage est d’abord un terrain imaginaire, une graine qui germe individuellement pour contrer une injustice, un territoire où l’inventivité, l’ingéniosité des gestes et des actions possibles, à créer totalement, sont finalement très proches des pratiques artistiques. En réunissant ces artistes grains de sable ou poils à gratter, l’exposition Go Canny! Poétique du sabotage en 2017 à la Villa Arson devait elle aussi redonner un sens plus large au sabotage et tenter d’y retrouver la dimension poétique dans le geste initial qui l’amorce.

Go Canny, notice de sabotage 16

Le sabotage semble aujourd’hui appartenir au passé. Presque exclusivement associé à la Seconde Guerre mondiale et à des actions de destructions violentes, il est plutôt assimilé à une terminologie militaire et ne réapparaît actuellement qu’épisodiquement, souvent en lien avec l’idée de produire un maximum de dégâts pour contrer le pouvoir des élites financières ou politiques. Il y a 10 ans, le manifeste L’Insurrection qui vient du Comité invisible prônait son usage : « Pour la méthode, retenons du sabotage le principe suivant : un minimum de risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages », le maintenant ainsi sur un terrain violent. La lutte syndicale et ouvrière des années 1900 le situait pourtant sur un autre terrain et le projetait dans des actions plus subtiles. Émile Pouget appelait à faire preuve d’imagination et recommandait par exemple l’obstructionnisme, consistant à « appliquer avec un soin méticuleux les règlements, à faire la besogne dont chacun a charge avec une sage lenteur et un soin exagéré ». Plus récemment, l’écrivain italien Erri De Luca a remis sous les feux de l’actualité cette dimension créative du sabotage. Bien que la déclaration faite à l’édition italienne du Huffington Post à propos de la création de la ligne TGV Lyon-Turin en 2013 ait eu dans un premier temps toutes les caractéristiques d’un appel au sabotage en bonne et due forme, il réclamera pour sa défense l’emploi d’un sens plus figuré⁠1.

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La première déclaration était apparemment sans équivoque et lui a valu d’être condamné par la société ferroviaire concernée⁠2 : « La TAV [train à grande vitesse Lyon Turin] doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles. Pas question de terrorisme […], elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile […], les discussions du gouvernement ont échoué, les négociations ont échoué : le sabotage est la seule alternative ». Mais pour répondre à ses accusateurs, il appelle plus tard à ce qu’on ne limite pas le sens du terme. Dans la Parole contraire paru en 2015, il revendique non seulement un droit à l’incitation, mais aussi un droit à l’usage du mot saboter dans toute sa polysémie, allant contre les procureurs préférant réduire son acception à une simple dégradation matérielle. « C’est un verbe noble » et De Luca dit refuser au nom de la langue (italienne) cette limitation de sens. Donner plus de sens au mot saboter, retrouver ses multiples nuances, lui donner d’autres couleurs… Le sabotage est d’abord un terrain imaginaire, une graine qui germe individuellement pour contrer une injustice, un territoire où l’inventivité, l’ingéniosité des gestes et des actions possibles, à créer totalement, sont finalement très proches des pratiques de certains artistes. En réunissant ces artistes grains de sable ou poils à gratter, Go Canny! Poétique du sabotage devait elle aussi redonner un sens plus large au sabotage et tenter d’y retrouver la dimension poétique dans le geste initial qui l’amorce.

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Bien qu’ils ne soient pas forcément rebelles ou militants⁠, tous les artistes de l’exposition appartiennent à la grande famille des saboteurs. Certains, à l’image de Bartleby, préfèrent tout simplement ne pas. Le personnage de Melville est le meilleur exemple d’un retrait non productif qui s’assimile à un sabotage. Répondre à son patron « I would prefer not to », « Je préférerais ne pas » sous-entendu ne pas le faire, avec la magie de ce conditionnel, laisse entrevoir à celui-ci la possibilité que la tâche soit faite quand même, sans savoir quand, sans savoir comment. Il ne s’agit pas d’un non frontal, il s’agit d’une condition posée, un peut-être, mais peut-être pas, rendu sensible par le fait que Bartleby ne déclare pas forfait, mais reste bien présent sur son lieu de travail. Cette forme de sabotage par la négation, ou la soustraction, que l’on retrouve chez certains ralentisseurs de l’exposition rejoint la désobéissance. Aller contre le courant en exerçant sa mauvaise volonté, entraver, ralentir… Inventer des dispositifs pour semer le trouble, pour inverser les valeurs dominantes.

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La démocratie n’est habituellement pas le lieu de la résistance et le désir de désobéissance y est toujours pris, comme le rappellent Sandra Laugier et Albert Ogien⁠3, comme un « luxe irresponsable », voire un « danger ». Le fait d’être artiste a d’ailleurs souvent eu les mêmes connotations. Irresponsable et dangereux. Comme le saboteur, l’artiste a pourtant de fait un engagement et par ricochet une responsabilité éthique dans notre monde à la recherche de la performance maximale. Il doit croire en son for intérieur, savoir compter sur lui-même. Défendre le fait d’être artiste, choisir cette voie, est en soi un acte politique qui peut relever d’une forme de sabotage face à la normativité du capitalisme. L’exception littéraire et artistique dont jouissent les artistes, leur permet encore – malheureusement de moins en moins – au nom d’une liberté d’expression, et grâce à une sphère artistique encore autonome, d’inciter librement. Contrairement à ce que l’on dit depuis les années 1970 sur la mise à distance et la neutralité de l’exposition en tant que médium, c’est peut-être précisément l’un des seuls lieux où des idées politiques divergentes peuvent naître aujourd’hui, où l’utopie est encore perceptible, où il est encore possible de se construire une méthodologie pour l’action⁠.

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Une approche poétique du sabotage n’occulte pas les raisons d’inciter à la désobéissance, au contraire. L’exposition est d’ailleurs aussi en partie née d’un sentiment de résignation généralisé. Trop de manifestations de mécontentement étouffées. Trop d’heures passées à espérer un changement qui ne vient pas. Trop d’injustices grandissantes. Les mouvements de contestation Occupy Wall Street, Nuit debout, etc. se sont éteints les uns après les autres sans avoir formé le terreau du changement. Dans ce contexte, le pourquoi n’intéressait pas notre propos, seul le comment semblait pouvoir décliner le droit à l’incitation qu’Erri de Luca appelle de ses vœux. Go Canny! Poétique du sabotage ne pouvait donc pas être une simple monstration des motifs de la colère, pas d’images ou de documents constatant le gâchis ; elle ne devait pas non plus tomber dans la nostalgie d’un temps révolutionnaire, inspirant, mais révolu. Nous la voulions inscrite dans le contemporain. Pas de grandes leçons accrochées sur les murs qui finiraient par faire entrer la dimension politique du sabotage dans un champ esthétique, mais un déplacement plus humble du verbe saboter par le recours à l’incitation.

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L’exposition est d’abord un répertoire de gestes, d’actions à répéter pour montrer ce que le mot saboter, décliné sous un certain nombre de verbes à l’infinitif (perturber, ralentir, répandre des rumeurs, entraver, s’infiltrer, lever le pied, altérer, détourner…), peut avoir de créatif, surprenant, positif et jubilatoire. Des actions, infimes, minimes, qui relèvent pour certaines de l’invisible, dont seul le résultat est perceptible. Il s’agissait aussi de donner envie de passer à l’action, directe tout autant que discrète. Un seul mot d’ordre pouvait regrouper toutes ces pièces artistiques, « Go Canny ! », « Vas-y mollo », « ne te foule pas », inspiré des dockers écossais grévistes qui n’avaient pas obtenu la hausse demandée de leur salaire à la fin du 19e siècle. Ou plutôt un mot de désordre, comme un petit geste de rien, un paquet mal rangé ou discrètement jeté à la mer pouvait avoir d’effet ravageur sur la production.

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Ce désir de faire de l’exposition un lieu d’incitation nous a conduits à lui faire prendre la forme d’un manuel, tel que ceux de sabotage que l’on trouve disséminés sur le net par les anarcho-syndicalistes ou autres pirates pour perturber les entreprises ou les institutions peu scrupuleuses. Le manuel déployé dans l’espace à travers les œuvres et complété par cette plateforme en ligne est l’occasion de se réapproprier l’esprit, la poésie, et de créer un nouvel imaginaire du sabotage pour inventer de nouvelles sphères d’actions, car comme le soulignait Howard Zinn en 19704, notre problème n’est pas la désobéissance civile, mais bien plutôt l’obéissance civile.

Couverture : DeYi Studio, Tract, 2017, Vue de l’exposition Go Canny! Poétique du sabotage, Villa Arson Nice (10 février – 30 avril 2017) © Photo Loïc Thébaud

Voir le catalogue de l’exposition

1.Erri De Luca, La Parole contraire, Paris, Gallimard, 2015, p. 30.

2.L’auteur a finalement été relaxé.

3.Albert Ogien, Sandra Laugier, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Paris, La Découverte, coll. « textes à l’appui », 2010.

4.Howard Zinn, Violence : the Crisis of America Confidence, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972, cité par Frédéric Gros, dans Désobéir, Paris, Albin Michel, 2017, p. 243.

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