science

Exploration, Immersion, 16 mai 2019

PACIFIQUE – Ou presque
À bord du D’Entrecasteaux, BSAOM. 2e partie

Investigation par Emmelene Landon

Sommaire

L’écrivain de marine Emmelene Landon effectue une mission du 28 janvier au 4 mars 2019, en mer de Corail. Après l’exercice CAGOU, accompagné d’un important dispositif aérien et naval, le D’Entrecasteaux (bâtiment de soutien et d’assistance d’outre-mer) s’apprête à partir à Brisbane, en Australie.

25°04’732S 157°27’776E
Dimanche, 10 février 2019

Navire / scène

Juste avant de partir en Nouvelle Calédonie, on m’a parlé d’un type tombé en parachute. Quand son parachute ne s’est pas ouvert, il est tombé en chute libre sans se tuer. Fracassé, seul, il s’est rendu compte de son besoin des autres quand ils sont enfin venus à son secours.

C’est le frère d’un grand musicien qui m’a raconté cette histoire. Nous étions dans les coulisses, comme la coursive d’un navire. Sur scène résonne la voix profonde de son grand frère : Quand reviendras-tu, quand ? Navire / océan, l’espace entre nous et le public. La chaleur, l’ancienne chaleur, Qui accablait les chevaux, et le pont des cargos : la voix suave d’un autre chanteur. Pas de ruse sur scène, pas de ruse à bord d’un navire, juste une bonne dose de trac maîtrisé. Le flash d’adrénaline avant de rentrer en scène. Public hypnotisé. Ces sensations à bord : Parfois, lorsque la tempête écartait les nuages… Lorsqu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond, Il sentait sa poitrine se déchirer. Dehors, Chaque chose à sa place, Dans les reflets d’argent. La densité, profondeur, comme de nager sous l’eau. Je sais nager, je sais voler. Je plonge au bon moment, je ressors au bon moment. J’évite la vague qui approche ou au contraire je m’en sers…

 

Le récif de Chesterfield vu du Gardian.

En mer

Plus de ronds dans la piscine, plus d’exercices. Maintenant on se dirige vers l’Australie. Nous sortons par le Passe de Uitoé, accueillis par un trait de couleur différente entre les eaux du lagon et le large. Derrière la presqu’île de Uitoé se trouve une baie inaccessible – non hydrographiée – unsurveyed… Sur la carte 146 figurent les réserves naturelles : plateaux coralliens parsemés de nombreux trous d’eau peu profonds – zones incomplètement hydrographiées, parsemées de hauts fonds dangereux. On rentrera dans le lagon par la coupée Mara.

La Foa, la baie sans Eau et l’îlot des Morts se situent dans la partie sud de la Grande Terre, avec la baie de Saint Vincent, le Havre Trompeur et l’île des Contrariétés, appelés ainsi par l’Amiral Bruni d’Entrecasteaux .

Les derniers mots de Louis XVI avant d’être guillotiné le lundi 21 janvier 1793 : A-t-on des nouvelles de monsieur de La Pérouse ?

Jean-François de Galaup, Comte de La Pérouse, disparaît dans les mers où nous naviguons en 1788. Une expédition part à sa recherche en 1791, dirigée par Antoine Reymond Joseph Bruni d’Entrecasteaux, dit le chevalier d’Entrecasteaux, avec deux frégates, La Recherche et L’Espérance. En 1793, l’expédition découvre une île, Vanikoro, appelé l’île de La Recherche par l’amiral d’Entrecasteaux, où les survivants de l’expédition de La Pérouse avaient peut-être trouvé refuge. D’Entrecasteaux poursuit en direction de la Nouvelle-Calédonie une route qui n’avait jamais été suivie, sauf peut-être par La Pérouse.

Mais quelles nouvelles de lui ?
Aucune.
Pas d’heure pour les braves, soupire le Midship. Il fait le quart le plus difficile pour le manque de sommeil : de 4h – 8h.

Représentation

On s’approche de Brisbane trop vite, ça ne se fait pas pour un bateau militaire. Le D’Entrecasteaux traîne des pieds comme un invité qui sait qu’il sera trop en avance. A la plage-arrière, la mer gronde, ingurgite, régurgite, inspire, respire. Le Pacifique est pacifique, bleu, immense, plutôt calme, sauf que ce n’est pas vraiment le Pacifique, mais la mer de Corail. Bleu de Prusse. Chaud. Humide. Moins agitée. Poissons volants aux ailes bleues.

Sur le haut-parleur, une communication de la passerelle : une baleine à bâbord. Elle gambade, on la voit sur l’horizon. Etonnant pour cette période de l’année, dit le commandant. J’espère qu’elle partira loin, car son apparition correspond à l’heure du tir.

– Et vous, Madame Landon, voudriez-vous tirer ?
– Non merci.

À l’approche de Brisbane, il est l’heure de songer à la Représentation. Madame Landon, me demande le second, nous avons une Lady à déjeuner. Comment fait-on pour la hiérarchie ? Placez-la à la droite du commandant, je réponds.

Le pilote monte à bord à 3h30. Vent 10. Mer 3. Vitesse 12 nœuds. Moreton Island, la même forme que Stradbroke Island et Fraser Island, celle qu’affectionne Jean Rolin pour sa beauté sauvage et ses histoires de dingos. Ces îles de sable protègent la baie. Unexploded ordnance. Les voix nasales australiennes arrivent par la radio. La remontée du fleuve Brisbane est bordée de zones portuaires et industrielles, du port historique, de l’aéroport – les avions s’envolent et atterrissent au dessus de nous. Les tours au loin créent une petite skyline.

Arrive le déjeuner de Représentation. Le commandant, Lady B, la CR, le CMDR chef de la base navale de Brisbane, l’inspecteur de police, l’aspirant, l’écrivain de Marine. La discussion part dans tous les sens, menée surtout par Lady B, femme d’affaires, et la CR, qui travaille pour la ville de Brisbane.

L’inspecteur de police : C’est nouveau pour moi dans ce quartier portuaire. Avant, je travaillais à la Fortitude Valley, un lieu de fête que je n’aimerais pas que mes deux filles de seize ans fréquentent, en pleine expansion. Like a donut.
CR : C’est fou comme les jeunes ont peur de parler dans un téléphone maintenant. Tout se passe par Messenger. C’est comme ça que mes enfants me contactent.
Lady B : Une jeune femme que je viens d’embaucher, et qui doit à tout prix contacter un client, me répète qu’il ne répond pas à ses messages, car elle ne tient surtout pas à l’appeler directement. Ce serait tellement plus simple pourtant.
CMDR : Le tramway d’autrefois avait un certain charme…
CR : By the way, félications Lady B, pour vos 30 ans de carrière !
Lady B : Tout est passé si vite ! June Dally-Watkins, la reine australienne de l’étiquette, reste mon modèle absolu.
CR : Et Peter Hackworth dans l’immobilier, cette grande dame de Brisbane qui a maintenant 83 ans. Son père, un aviateur anglais mort pendant la guerre, voulait appeler son fils Peter, voici donc l’explication de son prénom masculin… Mais parlons plutôt de ce beau navire ! Quel genre d’opérations faites-vous ?
Commandant : On a intercepté une cargaison de cocaïne en destination de l’Australie, par exemple. 578 kilos.

Tous se regardent avec de grands yeux.

L’inspecteur : Belle prise.
L’écrivain de marine : La dernière fois que j’ai fait escale à Brisbane en 2001, il n’y avait pas toutes ces tours.
Lady B : Entretemps, Highrise Harry est passé par là…
CR : Comment appelez-vous … the coloured vests ? – en France ?
Commandant : Les gilets jaunes.
CR : Mon mari est en Europe, en vacances, depuis deux ans. Je l’ai rejoint pour faire du ski. Parfois on a été bloqués sur des routes par des manifestations.
Lady B : Merci pour cet excellent déjeuner tellement français. Quel plaisir de vous retrouver.
À part, à la CR : Je vais au Maroc avec des amies, il paraît que les plages sont magnifiques.
CR : N’oubliez pas d’emporter des antibiotiques, just in case

Le lendemain, une visite est prévue à la base de l’armée de terre australienne, Gallipoli Barracks, pour la mise en place balbutiante d’une collaboration entre la marine française et l’armée de terre australienne.

Welcome back, me dit le soldat à qui je tends mon passeport australien à l’entrée de la base. Nous sommes dirigés vers la Place d’Armes, trois grands véhicules y sont garés, on ne se garerait pas là en France me dit Justine, l’aspirante. A gauche de la place, trois musiciens, un joueur de cornemuse et deux batteurs, répètent Waltzing Matilda. Leur trio est comme une version australienne du bagad de Lann Bihoué.

Les soldats australiens sont des géants de deux mètres. Ils nous montrent leur matériel, nous parlent de leurs missions. En 2012, OP Slippet Anode et Pakistan. En 2015-2016, l’Afghanistan et l’Iraq. Sur le terrain en Australie, ils portent secours à la population en cas d’inondations et d’incendies de forêt. L’idée est de créer une interopérabilité, compréhension mutuelle entre les forces françaises et australiennes, un groupe de travail Amphibie. From ship to shore. Wet to dry.

Les éléments de combat terrestre : leurs véhicules, des Bushmasters. Leurs armes. Chacun porte un matériel de 50 kilos sur le dos. Les rations de nourriture pour les 24 heures d’un soldat : Agneau Koma / Bœuf et nouilles / Pain / Mi Goreng : Muesli / Werthers / Purée de pomme de terre / Vegemite / Pâte de fruit / Chocolat / Lait condensé / Sandwich à la confiture / Bœuf séché / Fromage… Nous nous écoutons poliment dans la chaleur. Plus tard, ils visiteront le D’Entrecasteaux, qui nous semble beaucoup trop petit pour les accueillir, eux et leur matériel.

Vie à bord

De nouveau en mer. Serrer la main de chaque membre de l’équipage le matin. Arrimer toutes ses affaires, y compris dans les tiroirs, surtout les stylos, ceux qui roulent. Faire attention à ce qu’on pose sur la table. Sortir de la salle à manger en tenant son plateau. Ne pas faire exploser son verre. Tenir les rampes en marchant dans les coursives. S’allonger faire une sieste si possible en cas de fatigue, de mal de tête. Bien faire son lit. Ranger la chaise de son bureau derrière le tondeur. S’habiller tous les jours avec l’ensemble de la marine nationale, un T-shirt en dessous, des chaussures. Se coiffer. Vouvoyer tout le monde. Dire Commandant, Second, Ops, appeler les autres par leur prénom ou par rien du tout.

Les débriefings le soir. On se lève tous à l’entrée du commandant dans la salle de rétention qui dit aussitôt : « Repos, asseyez-vous ! » avant même que j’aie le temps de me lever. La météo, l’état de la mer, les pépins, le fuel, les entrainements, les activités prévues, dans la salle dite de rétention, maintenant appelée salle passagers.

Le cyclone Oma continue sa route vers l’Australie. Nous sommes juste au-dessus.

Dehors, la pleine lune. Mer 6, très agitée, une forte houle. Le D’Entrecasteaux, si solide, se comporte en mer agitée comme un bouchon. Nous sommes tous isolés, légèrement nauséeux. Peut-être encore plus par la pleine lune. Le bateau se penche d’un côté et puis de l’autre, un peu trop, et tout ce qu’il contient est balayé d’un coup à la verticale, se heurte contre le mur et tombe par terre avec fracas. Au lit, le roulement tord le ventre. Le bois des meubles grince et le bruit évoque le gréement d’un navire, d’un autre D’Entrecasteaux. Arriver quelque part. Forcément, ce roulis évoque la fin. La fin du roulis. Et puis arriver où ? La mission du D’Entrecasteaux fut de traverser la mer de Corail pour offrir la possibilité à l’équipage de s’entraîner, et puis de rencontrer l’armée de terre australienne pour étudier les possibilités pour une collaboration amphibie. Pour le retour à Nouméa, il s’agit de fuir le cyclone Oma.

L’idée de manœuvre du chef de service du pont, c’est d’aller au nord pour fuir le cyclone qui est descendu plus bas, et de changer de cap de 90° à droite vers la Nouvelle Calédonie. On gagne 220 milles nautiques, ce qui nous permettra de rejoindre la côte est avec une vingtaine d’heures d’avance pour faire les exercices. On dit l’idée de manœuvre car la manœuvre n’est pas une science exacte, me dit le chef de service. Il y a des éléments connus, mais on ne peut jamais prévoir l’environnement à 100%. Le chef de service étudie les éléments et propose son idée au commandant qui la valide ou non.

Du coup, plutôt que de surfer sur les vagues qui nous portaient par derrière, nous prenons de plein fouet la houle. J’écris assise sur le lit, l’ordinateur bien arrimé entre mes pieds. La mer est déchaînée. Je dors avec les objets fragiles pour qu’ils ne s’envolent pas.

Les carrés

L’équipage réduit, la polyvalence, signifient beaucoup de travail à bord du D’Entrecasteaux. Dans la salle des machines, il fait plus de 40°. Ça fait beaucoup de T-shirts à laver. Dehors, aussi, pour tout ce qui est manœuvre. Le manœuvrier n’échangerait jamais son métier contre celui d’officier, derrière les ordinateurs. Même si les officiers gagnent beaucoup plus. Je discute avec le quartier maître, manœuvrier, qui travaille avec le bosco. Il a huit ans d’expérience dans la marine et aimerait passer à un poste supérieur, chef de service pont, par exemple, mais rester avec les mains dans le cambouis.

Au carré équipage, tous parlent vite, on s’assied, on regarde la télévision, le sport, généralement. On est attentif les uns aux autres. Souvent on se retrouve en famille à terre, pour des pique-niques. Les femmes cherchent et trouvent du travail, aide-soignante, journaliste, femme de ménage… L’équipage n’a pas les mêmes salaires que les officiers. Il existe un clivage entre ces deux mondes.

Les officiers, eux, ne considèrent pas qu’ils pratiquent leur métier derrière un ordinateur. Nous sommes au carré commandant, à l’heure dite de l’apéro, choix entre jus de fruits (il faut dire que je n’ai jamais bu d’aussi bons jus de fruits), Perrier citron vert et Pepsi. Le second regarde une émission d’Arte sur la Corée du Nord : des travailleurs en vacances. On dirait les premiers congés payés.

– J’aurais bien aimé prendre des vacances en Corée du Nord…
– Alors, pourquoi pas ? je lui demande.
– Pas possible. Secret défense.

Pour des raisons de sécurité, me dit-il, il est difficile pour des soldats de se marier et de faire des familles avec certaines nationalités… En cas de conflit, l’ennemie pourrait prendre ces membres en otages. Je ne sais jamais s’il se moque de ma naïveté, alors je change de sujet

– Le commandant a le pouvoir d’ordonner de tuer. Il est toujours le seul maître à bord après Dieu.
– Dans la marine du 21e siècle, le commandant reste celui qui décide, surtout au combat, mais il a énormément de comptes à rendre à l’État Major. Sinon, on reste aux tirs de police, comme l’exercice en début de notre mission. On tire pour intimider, de plus en plus proche du navire. C’est ce qu’on fait à partir d’un BSAOM comme le D’Entrecasteaux, qui n’est pas un bâtiment de guerre, mais, comme son nom l’indique, de soutien et d’assistance.
– Que faire après avoir commandé le D’Entrecasteaux ?
– Passer au PA, au porte-avions. 2000 marins à bord, 262 mètres de longueur pour 64 de large. Deux chaudières nucléaires fournissent 82000 chevaux de puissance propulsive et 16 Mégawatts de puissance électrique. Le bâtiment a une autonomie de huit ans à raison de cinq cents milles nautiques par jour. 25 nœuds de manière quasi permanente. Autonomie et résistance. Une ville sur mer pour contenir de gros conflits locaux et participer à des missions internationales. En 2011, on a eu la mission Harmattan dans le golfe de Syrte, devant la Lybie, pour exercer un contrôle serré de l’embargo maritime décrété contre ce pays et son pouvoir. En 2018, lors de la mission Hamilton, on a tiré sur des sites chimiques. Il s’agissait bien d’utiliser des armes sous une menace. Tout comme l’évacuation des ressortissants civils au Yémen et en Lybie en 2015 et en 2016.
– Comment accédez-vous à ce commandement ?
– On montre qu’on est un guerrier. Pas juste celui qui a sa clim à 15° et son lit 140
– Mais comment est-ce qu’on montre qu’on est un guerrier ?

Le second répond.

– Par la carrière. Par le fighting spirit. On est prêt à agir, même si nous sommes en période de paix. On s’entraîne pour être prêt au combat, comme un réflexe naturel, mais surtout pas comme la routine. C’est pas le troisième exercice de la semaine alors on s’en fout. Pas juste : vivement la soupe. C’est un réel état d’esprit.

Emmelene Landon, Pacifique, huile sur toile, 130 x 130 cm (2006 – 2019)

Houaïlou

Dehors il fait tellement humide et chaud, surtout par rapport à la température à l’intérieur de 20°, que les lunettes s’embuent. Ce soir nous verrons la terre, la côte est de la Nouvelle Calédonie.

Le lendemain, à Houaïlou, le commandant part en Zodiac demander l’autorisation au chef de tribu de pratiquer des exercices sur son territoire et le remercier pour cet abri dans la baie. Pour cela, il emporte un manou, une offrande : deux T-shirts du D’Entrecasteaux et un billet de 1000 francs néo-calédoniens. C’est ce qu’on appelle la coutume. Il est accompagné des deux plongeurs et de Justine, et ils viendront me chercher dans une heure si tout va bien. Huit heures du matin, la chaleur monte. Le paysage, splendide, natif, inchangé à cet endroit-là, à l’inverse de plusieurs vingtaines de kilomètres plus loin, visibles du D’Entrecasteaux mouillé dans la baie, est rouge et déchiqueté un peu plus loin. Probablement les centres miniers de Canala et de Thio.

Le Zodiac revient me chercher et me dépose sur la plage d’Houaïlou. Justine et les deux plongeurs, le maître d’armes et le chef secteur timonier, calculent l’endroit du débarquement avec des instruments de géomètre. Je pars vers une case ronde que j’ai remarquée depuis le navire avec mes jumelles, alertée par sa toiture en paille de dis. Derrière la plage, une carcasse de voiture, et ensuite une piste d’avion hors d’usage, la case ronde est entourée de sculptures, des talés, représentant les ancêtres. « N’allez pas au delà de cette plage, m’avait prévenu Justine, qui a assisté à la coutume. Après, le terrain appartient à une autre tribu. »

Accompagnée d’un oiseau au long bec fin, peut-être un océanite à ventre blanc, bien que cette espèce d’oiseau se balade rarement à terre et préfère vivre en haute mer, je prends soin de ne pas approcher la fin du territoire. Je filme un homme en canoë. Le temps de fermer les yeux, et l’homme a disparu.

Je marche en regardant les divers coquillages, bouts de bois qui jonchent le bord de la plage. La moitié d’un casque de chantier blanc dans ce contexte a l’air naturel, comme un nautile. Et puis, j’aperçois la spirale d’un grand coquillage intact, tout récemment quitté par son habitant, strié de violet et blanc. Un vrai nautile. Je l’ai conservé comme un cadeau précieux, un butin.

Plus tard je lis dans la presse locale :
Houaïlou: le compagnon de Maureen a été interpellé.
La gendarmerie a rendu l’information publique en pleine nuit : le compagnon de la jeune femme décédée le 12 février à Houaïlou, qui était recherché pour meurtre, a été interpellé «vers 22 heures» par l’antenne du GIGN.
Le décès de Maureen, 29 ans, avait été signalé le 12 février, un peu après 2 heures du matin. Une mort d’abord présentée comme un accident. Mais les proches de «Momo» étaient persuadés qu’elle avait succombé aux coups violents assénés par son compagnon. Vendredi, une marche contre les violences faites aux femmes a eu lieu en sa mémoire. L’enquête a confirmé que «Momo» aurait été en réalité battue «avec une extrême violence».

Les violences faites aux femmes et les violences intrafamiliales sont un fléau grandissant en Nouvelle-Calédonie.

Acte de présence

On ne part pas ?
Patience, il y a 170 mètres de chaîne à remonter avec l’ancre.
Le commandant avait dit que vers 1 heure du matin la mer allait devenir mouvementée. L’ancre cogne contre le flanc du navire. Bruit constant des machines.

Le roulis et les grincements. Le rideau qu’on vient tirer tous les soirs à la tombée de la nuit. Toutes les nuits je descends le gilet de sauvetage rouge que je mets derrière l’oreiller pour lire ou écrire. Descendre du lit comme d’un lit d’enfant, en enjambant la rambarde en bois. Les murs tapissés de mes aquarelles et de quelques cartes. Le rouleau des cartes périmées que m’a données le timonier, sur lesquelles j’aimerais travailler dans mon atelier à Paris pour en faire des œuvres visuelles.

Les draps bleu clairs et la couverture bleu roi de la Marine. Les deux meubles : l’armoire, de quoi bien ranger ses habits. A bord, on ne porte que l’ensemble bleu. Le commandant m’a donné deux T-shirts et une casquette D’Entrecasteaux. Plus une médaille. Les deux patchs. L’autre meuble, de la même taille que l’armoire, mais aux étagères ouvertes, avec une barre de métal amovible pour empêcher les affaires de tomber – maintenant, par exemple. Sans doute parce qu’on passe de l’est à l’ouest de l’île, c’était prévu.

Emballer les peintures. Chacun à son travail pour préparer IG, l’inspection générale, lundi. De mon côté, valise faite, poste nettoyé. Je range l’ordinateur. A 6h45, on se retrouve tous en plage-arrière. Je prépare les peintures que je vais donner aux carrés : Exercice CAGOU I et II depuis le D’Entrecasteaux et La baie d’Houaïlou depuis le D’Entrecasteaux. Il est l’heure de quitter le huis clos du D’Entrecasteaux. Pas de grands mots, de grands discours. Juste comme tous les matins où chacun serre la main de l’autre, acte de présence. Chacun à son poste à bord du D’Entrecasteaux.

À bord du D’Entrecasteaux, BSAOM

Plage-arrière, l’écrivain de marin donne les peintures aux officiers et à l’équipage en guise d’adieu.

Retour à terre

Quelques jours à Nouméa avant de rentrer à Paris. Le retour à terre change radicalement l’organisation et la façon de vivre le temps, après une vie à bord où chaque instant est accompagné, sans qu’on ait le temps de déprimer, car tout est pris en charge. Avec le retour à terre, on se retrouve devant un espace béant, vide. Ayant une certaine habitude de cet état, cela me gène peu, mais je me demande comment l’équipage le vit.

Je vois mes amis Phuong et Guillaume, je profite de la clarté lumineuse à perspective dorée, je survole les récifs Chesterfield dans le Gardian, le premier avion à réaction spécialement conçu pour la surveillance à moyenne distance et qui date de 1984. Et je reste hantée par une vidéo exposée au Musée d’art contemporain de Brisbane, que j’ai visité avec une cousine, de l’artiste néo-zélandaise d’origine maorie Lisa Reihana, In Pursuit of Venus [Infected] (2015-17). Sur fond de papier peint panoramique du dix-neuvième siècle intitulé Les Sauvages de la mer du Pacifique ou Les Voyages du capitaine Cook, représentant une vision européenne et idéalisée d’un paysage du Pacifique, des acteurs interprètent des scènes de vie des personnages des îles et leur interaction avec les équipages des explorateurs européens. Lisa Reihana utilise des techniques numériques pour mettre en scène des stéréotypes historiques et contemporains. La vidéo de 10 mètres de long et deux mètres de haut est accompagnée par une bande sonore à partir de cérémonies, performances, rencontres, conflits qui défilent devant les spectateurs pendant une bonne vingtaine de minutes.

Que faire de mon voyage à bord du D’Entrecasteaux ? J’ai une immense soif de fiction, de plonger dans le monde du Pacifique, de l’Océanie, de ses fragilités et ses forces, de ses enjeux vitaux. Je commence l’écriture d’un roman, Pacifique Ou presque.

 

Couverture : Emmelene Landon, Houaïlou vu du D’Entrecasteaux (détail), peint sur une carte de navigation périmée, II.

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