Kent Monkman, The Scream, 2017, 84” x 126”, Acrylic on Canvas
Kent Monkman, The Scream, 2017, 84” x 126”, Acrylic on Canvas

Le prix de l’appropriation culturelle

Investigation par Charlotte Groult

Sommaire

« Je ne crois pas en l’appropriation culturelle. J’irais même jusqu’à dire qu’il devrait y avoir [en littérature] un prix : [celui de la meilleure] appropriation1. » C’est ainsi que Hal Niedzviecki débute l’éditorial du magazine Write publié au printemps 2017 par la Writers’ Union of Canada [l’Association des écrivains canadiens]. En quelques jours, ses propos ont embrasé la presse du pays, au-delà de la scène littéraire canadienne. Reprise et retweetée jusqu’à l’usure, l’expression d’« appropriation culturelle » obéit à une logique fluctuante et dérangeante qui renvoie aux principes de propriété et de légitimité dans l’art, comme à celles d’imagination et de libre création. Pour ses détracteurs, ce concept agite le spectre de la censure et du « politiquement correct ». Cependant, l’« appropriation culturelle », par les clivages qu’elle engendre, éclaire les tensions qui traversent une société donnée.

[ 1 ]

Write Magazine, volume 45 numéro 1, printemps 2017.

[ 2 ]

Susan Scafidi, Who Owns Culture? Appropriation and Authenticity in American Law, Rutgers University Press, New Brunswick, 2005.

[ 3 ]

Ibid.

[ 4 ]

Richard Fung, « Working through appropriation », FUSE SUMMER 1993, V. XVI n 5+6, 16-24.

[ 5 ]

M. NourbeSe Philip, « The Disappearing Debate », in Blank: Essays and Interviews, Bookthug, Toronto, 2017.

[ 6 ]

Déclaration du premier ministre Justin Trudeau à l’occasion de la Journée canadienne du multiculturalisme, Ottawa, 27 juin 2017.
https://pm.gc.ca/fra

[ 8 ]

« Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir », Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015.

[ 9 ]

Joseph Boyden, Three Day Road, Penguin Canada, Toronto, 2005. Traduit en français par Hughes Leroy et publié en 2008 par Albin Michel sous le titre Le Chemin des âmes.

[ 10 ]

Jorge Barrera, « Author Joseph Boyden’s shape-shifting Indigenous identity », Aboriginal People Television Network, 23 décembre 2016. http://aptnnews.ca/2016/12/23/author–joseph–boydens–shape–shifting–indigenous–identity/

[ 11 ]
[ 12 ]

Eric Andrew-Gee, « The Making of Joseph Boyden », The Globe and Mail, 4 août 2017. https://www.theglobeandmail.com/arts/books%E2%80%93and%E2%80%93media/joseph%E2%80%93boyden/article35881215/

[ 13 ]

Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (ed.), Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, Champaign, 1988. Traduit en français par Jérôme Vidal et publié en 2006 par les Éditions Amsterdam sous le titre Les Subalternes peuvent–elles parler ?

[ 14 ]

M. NourbeSe Philip, op. cit..

[ 15 ]

Minh-Ha T. Pham, « Pour un discours inapproprié d’appropriation culturelle », Tumultes 2017/1 (n° 48), p. 117-125. https://www.cairn.info/revue–tumultes–2017–1–p–117.htm

[ 16 ]

Ibid.

[ 17 ]

Lee Maracle, My Conversations with Canadians, BookThug, Toronto, 2017.

[ 18 ]

Richard Fung, op. cit..

[ 19 ]

À l’image notamment de l’absorption symbolique, à la fois esthétique et politique, de la modernité européenne que prônait le poète brésilien Oswald de Andrade dans son Manifeste anthropophage (BlackJack Éditions, Paris, 2011) publié pour la première fois en 1928.

[ 20 ]

Jordan Abel, Injun, Talonbooks, Vancouver, 2016.

[ 21 ]

« Poet Jordan Abel used scissors to deconstruct racism in western novels », CBC Radio, 8 février 2018. https://www.cbc.ca/radio/unreserved/the-power-of-transformation-1.4508882/poet-jordan-abel-used-scissors-to-deconstruct-racism-in-western-novels-1.4513126

[ 22 ]

Bruce Whiteman, « Nisga’a poet Jordan Abel on indigeneity, appropriation, and art », Macleans, 14 juin 2017. https://www.macleans.ca/culture/nisgaa-poet-jordan-abel-on-indigeneity-appropriation-and-art/

[ 23 ]

M. NourbeSe Philip, Zong!, Wesleyan University Press, Middletown, 2008.

[ 24 ]

M. NourbeSe Philip, « Discourse on the Logic of Language », in She Tries Her Tongue – Her Silence Softly Breaks, Casa de las Américas, La Havane, 1988 (pour la première édition).

[ 25 ]

« Kent Monkman: The Sexuality of Miss Chief », Mason Journal, 26 mars 2012.

[ 26 ]

Kent Monkman, in Love is Love Exhibit, Musée des Beaux-Arts de Montréal, 2017.

[ 27 ]

Ingrid Luquet–Gad, « L’art face à l’appropriation culturelle », 02, numéro 83, automne 2017. https://www.zerodeux.fr/essais/lart-face-a-lappropriation-culturelle/

Née aux États-Unis à la faveur des études post-coloniales, l’appropriation1 culturelle est « le fait de s’emparer de la propriété intellectuelle, du savoir traditionnel, des expressions culturelles ou des objets, d’une personne d’une autre culture que la sienne, sans sa permission2 ». Elle « sera probablement d’autant plus douloureuse que la communauté d’origine de cette culture représente un groupe minoritaire ayant été opprimé ou exploité3 ».

Hal Niedzviecki s’inscrit dans la tradition d’un discours présentant l’histoire de l’art comme une succession d’échanges fertiles. Cette histoire n’est pourtant pas celle d’un récit linéaire, exempt de conflits. « L’utilisation de la voix, du son, de la danse ou des histoires d’un autre recouvre une réalité contradictoire : elle peut constituer une forme de partage comme d’exploitation, d’apprentissage mutuel comme de silence forcé, de collaboration comme de profit injuste et, dans la plupart des cas, réunit ces deux aspects à la fois4 », résume l’artiste vidéaste Richard Fung. Rejeter en bloc ce concept ou, à l’inverse, condamner sans appel tout acte coupable d’appropriation fait disparaître cette complexité. « L’art n’existe pas dans un vacuum5 », et n’émerge pas d’un espace vide. C’est cet environnement particulier, historique, politique et social, qu’il faut avant tout considérer.

Le 150e anniversaire du pays

2017 constituait une année charnière au Canada : si le pays célébrait le 150e anniversaire de sa confédération, ce fut aussi l’occasion de réexaminer son récit national à la lumière de l’histoire de ses minorités, et notamment de ses populations autochtones.

Depuis près d’un demi-siècle, le discours fédéral officiel inscrit l’identité canadienne dans la célébration d’un multiculturalisme fertile et ouvert. Cette rhétorique a été initialement déployée en réponse aux revendications identitaires francophones et à la Révolution tranquille québécoise. Elle incarne aujourd’hui la devise du pays et la façon dont l’État canadien et une partie de sa société se racontent. « Le multiculturalisme, déclarait le Premier ministre canadien Justin Trudeau en juin 2017, est au cœur de notre patrimoine et de l’identité canadienne6 »

L’histoire des nombreuses minorités composant la population du pays, tout comme leur place au sein de la société canadienne, n’en recouvrent pas moins une réalité multiple. Aux minorités reconnues comme « visibles » par la loi canadienne, dont les trois principales sont, numériquement, les communautés chinoise, asiatique ou noire, s’ajoutent les populations dites « autochtones ». Peuples précédant l’arrivée des colons anglais et français au xvie siècle, ils représentent environ 5,6 % des Canadiens7. Les personnes autochtones sont aujourd’hui regroupées au Canada sous le chapeau institutionnel et administratif d’« Indigenous », qui comprend lui-même trois groupes distincts : les Premières Nations, les Inuits et les Métis. Pendant plus de deux siècles, ces derniers subirent une violente politique assimilationniste, dont les « pensionnats indiens » représentent aujourd’hui l’un des volets les plus traumatiques.

À partir des années 1870 et jusqu’en 1996, plus de 150 000 enfants autochtones furent en effet enlevés à leur famille et placés dans des pensionnats afin de les intégrer au reste de la société canadienne en « tuant l’Indien à l’intérieur de l’enfant8 ». Après six années de travaux, pendant lesquelles près de 7 000 victimes et responsables furent entendus, la Commission de vérité et de réconciliation conclut à un véritable « génocide culturel ». Cette année 2017 marquait également le troisième anniversaire de la publication du rapport final de la Commission et ses 94 « appels à l’action ». En décembre 2016, Justin Trudeau avait annoncé la mise en place d’une stratégie en trois étapes pour les mettre en œuvre. Entre ces déclarations et la mise en œuvre d’actions concrètes l’écart continue pourtant de se creuser. C’est dans ce contexte particulier que les propos de Hal Niedzviecki, et l’émoi qu’ils ont suscité, doivent être entendus.

Parler à la place de…

Cet éditorial ne constitue en réalité qu’un des derniers épisodes d’un débat régulièrement réactivé au Canada depuis plusieurs décennies. En 1988, une maison d’édition de Toronto, Women’s Press, publia Imagining Women, une anthologie regroupant des nouvelles écrites exclusivement par des femmes, blanches. La publication fut rapidement perçue comme un acte d’appropriation culturelle : plusieurs auteures s’y exprimaient en effet par la voix de personnages appartenant à des cultures qui n’étaient pas la leur. S’approprier une culture signifie donc s’approprier « la voix » de cette culture. Parler à sa place, tout en se faisant passer pour elle grâce aux artifices de la fiction. L’accusation est loin d’être anecdotique.

Quelques mois avant la polémique qui conduira au départ de Hal Niedzviecki, Joseph Boyden, écrivain canadien dont les livres sont des bestsellers dans son pays, fut accusé d’appropriation culturelle. Se revendiquant d’origine amérindienne, écossaise et irlandaise, l’auteur situe l’intrigue et les personnages de la plupart de ses ouvrages au sein de réserves Premières Nations. En tant qu’Amérindien, il reçoit en 2005, pour son tout premier roman Three Day Road9, le McNally Robinson Aboriginal Book of the Year Award, un prix littéraire destiné exclusivement à un écrivain Première Nation, inuit ou métis.

Au-delà de son succès littéraire et commercial, Boyden s’est également fait le défenseur des intérêts autochtones, occupant une importance croissante sur la scène médiatique canadienne. Il est ainsi devenu un pont entre le « Canada blanc » et les autres communautés. Sollicité par le gouvernement canadien, il a même été l’un des témoins honoraires de la Commission de vérité et de réconciliation.

En décembre 2016, le réseau télévisuel canadien des populations aborigènes (APTN) a publié un rapport démentant l’origine amérindienne revendiquée par l’écrivain10. Les personnes « blanches » se réclamant de façon ostensible d’une origine amérindienne sont désignées en anglais par le terme de « pretendians11 ». Soupçonné d’usurpation identitaire, Boyden est ainsi accusé d’avoir occupé tout un espace littéraire, artistique, médiatique mais aussi politique, à la place d’auteurs autochtones. L’imposture de Boyden rendrait alors caduque sa légitimité littéraire. La création artistique est ainsi subordonnée aux notions d’appartenance identitaire, dont les frontières sont le plus souvent floues. Au sein d’un pays qui s’est évertué à déformer l’identité « autochtone12 », celle-ci est donc devenue pour les minorités un véritable enjeu, même si sa définition demeure complexe.

Une liberté d’expression en proie à ses propres contradictions

Dans un texte fondateur pour les études post-coloniales, publié en 1988, Gayatri Spivak, théoricienne littéraire et professeure à l’Université de Columbia, pose ainsi les termes de débats à venir : « Can the Subaltern Speak?13 » : « Les subalternes peuvent-ils parler ? » Il s’agit de savoir si les minorités font partie d’un système leur permettant à la fois de s’exprimer, mais également d’être véritablement audibles. Une dialectique souvent sacrifiée sur l’autel d’une certaine liberté d’expression.

Entre 1988 et 2017, les termes et l’articulation du débat sont demeurés inchangés. La controverse est rapidement transformée en un débat binaire autour de la censure. Cette reformulation hiérarchise plusieurs arguments distincts : la défense de la liberté d’expression est favorisée aux dépens de la dénonciation de l’exclusion d’artistes issus de minorités. Le combat contre toute censure intellectuelle devient ainsi le « discours privilégié ». Celui des privilégiés ? « Au Canada, [le débat] est, en réalité, réduit essentiellement à la liberté artistique des écrivains blancs », martèle la poétesse canadienne M. NourbeSe Philip14. Dans un contexte où tous les artistes ne pourraient s’exprimer et être entendus, la valeur absolue que posséderait la liberté de création, et son corollaire, la liberté d’expression, apparaît discutable.

En se focalisant sur la censure, le débat initial est bel et bien confisqué. Est alors perpétué ce qui était initialement dénoncé : l’absence de représentation des artistes issus des minorités. La polémique autour de Write en est une illustration parfaite. Dans son édition de février 2017, la revue avait en fait choisi de mettre en lumière la littérature autochtone canadienne, n’ouvrant ses colonnes qu’aux écrivains Premières Nations, Inuits ou Métis. Publiés dans un média destiné principalement aux professionnels de l’édition, ces écrivains auraient pu bénéficier d’une meilleure visibilité. Une occasion manquée, puisque les déclarations polémiques de Hal Niedzviecki ont occupé le devant de la scène pendant plusieurs mois, saturant l’espace médiatique.

L’appropriation culturelle : un déséquilibre perpétué par le marché ?

L’appropriation culturelle dissimule par ailleurs une problématique plus insidieuse : celle du manque de diversité au sein de l’industrie canadienne du livre, principalement blanche. La composition du milieu éditorial est un sujet fondamental : le processus de sélection des ouvrages publiés, le travail éditorial de relecture et de correction, participent ainsi à la transformation d’un texte et à la façon dont sera présenté un auteur.

Le fonctionnement du marché reflète et renforce les rapports de force existants. Les cultures minoritaires disposent de ressources plus faibles pour se faire entendre : « L’appropriation […] dépend d’un flux de pouvoir unidirectionnel allant de haut en bas15. » La chercheuse Minh-Ha T. Phamn, en prenant l’exemple de la haute couture, explique que celle-ci est plus prompte à réprimer la contrefaçon et les copies « illégales » qu’à se pencher sur « la mince ligne de démarcation entre appropriation et copie16 ».

Une inégalité de fait opposant culture écrite et culture orale ?

Aux inégalités perpétuées par le marché s’ajoute un déséquilibre supplémentaire opposant le savoir écrit – celui de la population majoritaire – au savoir oral, héritier des populations Premières Nations.

Alors que l’écrit est encadré – et protégé – par le droit lié à la propriété privée, le savoir oral, celui de la mémoire, est fondé sur les principes de partage et de transmission intergénérationnelle. Cette confrontation entre deux systèmes de diffusion soulève une problématique bien plus large que la seule dimension pécuniaire que recouvre le droit commun.

Les récits et savoirs ancestraux, sont aussi l’objet d’une appropriation car ils sont intégrés au sein du système socio-économique canadien et de ses institutions de savoir, comme les universités. Ces histoires ne sont plus directement accessibles aux populations Premières Nations car elles doivent faire l’objet d’une tractation économique : achat d’un livre, paiement des frais d’université, etc. « Ils ont volé notre savoir et sont désormais en train de nous le revendre17. »

La dénonciation de l’appropriation culturelle constitue ainsi « une stratégie destinée à redresser les inégalités historiquement construites et perpétuées, en soulevant la question de qui contrôle et bénéficie des ressources culturelles18. »

De l’appropriation à la réappropriation

Et pourtant, l’appropriation culturelle peut également devenir vecteur d’émancipation pour les minorités. Se réapproprier sa propre culture peut en effet passer par l’assimilation de la culture majoritaire. Bouleversant les rapports esthétiques, certains artistes renversent la relation asymétrique entre culture minoritaire et culture dominante en opérant une véritable digestion métaphorique de cette dernière19.

La langue du colonisateur peut ainsi être assimilée puis transformée. Découpage – ou cut-up – et autres techniques, donnent naissance à une utilisation renouvelée de l’anglais. Pour son ouvrage Injun, le poète canadien Jordan Abel, originaire de la Première Nation des Nisg’a, a compilé puis découpé, détourné et remanié le texte de 91 romans, écrits entre 1840 et 1950, qui tous employaient le mot « Injun », déformation péjorative de « Indien »20. Si son livre « est construit à partir de textes de colons […] il est finalement devenu une œuvre autochtone21 ». « En utilisant des façons conceptuelles d’approprier, Injun analyse les mécanismes de l’appropriation en elle-même.22   »

L’œuvre de Jordan Abel s’inscrit dans le sillon tracé par celle de M. NourbeSe Philip et son poème Zong!23. Poésie du fragment, Zong! « raconte une histoire qui ne peut pas – mais qui doit – être racontée ». Philip y utilise et se réapproprie la décision de justice Gregson vs. Gilbert, unique trace écrite documentant le massacre en 1781 de 150 esclaves africains, noyés pour toucher l’argent de l’assurance. Elle démembre des mots pour raconter le démembrement des corps, en efface d’autres pour rendre compte de l’effacement de la violence. En déconstruisant des éléments de la culture majoritaire, Philip participe à la reconstruction d’une mémoire collective. C’est également par le biais de la poésie qu’elle retrace la nature ambivalente et profondément tragique de la langue anglaise dans son processus créatif, comme dans la construction de sa propre identité24.

La subversion des images

Artiste plasticien canadien et originaire de la Première Nation Crie, Kent Monkman explore quant à lui le terrain de la réappropriation dans les arts visuels. À l’image du peintre américain Kehinde Wiley, dont certaines œuvres empruntent au décor de plusieurs fresques picturales emblématiques de l’histoire de l’art occidental, Monkman réutilise et détourne les codes de grands classiques de la peinture européenne. Alors que Kehinde Wiley réalise le portrait d’hommes et de femmes Afro-américains, faisant d’eux les nouveaux protagonistes de tableaux séculaires, Kent Monkman introduit dans ses œuvres des personnages, des objets et des symboles, des Premières Nations.

Dans le tableau The Three Graces , inspiré de l’œuvre de Raphaël, il réintègre des femmes et des hommes, habituellement absents de l’histoire de l’art, et conte ainsi une autre histoire de la naissance de la nation canadienne. De même, dans The Scream, il s’approprie l’enlèvement des Sabines, épisode de la Rome antique ayant inspiré de nombreux artistes européens comme Nicolas Poussin, pour dépeindre l’enlèvement des enfants autochtones à leur famille.

Cette transgression narrative s’attache également à renverser les clichés traditionnellement véhiculés sur le genre et la sexualité des populations Premières Nations. Contre l’image romantique du « Hollywood Indian stereotype25 », Monkman a créé le personnage de Miss Chief Eagle Testickle, forme d’alter ego du peintre canadien. Figure récurrente dans son œuvre, Miss Chief – qui renvoie, en anglais, à la fois au féminin de « chef » et à l’adjectif « mischief » signifiant « espiègle » – s’inspire des berdaches, personnes bi-spirituelles possédant à la fois un esprit masculin et un esprit féminin. En réintroduisant ce concept issu du peuple Anichinabé, Monkman s’affranchit de la représentation hyper sexualisée des corps des Premières Nations tel qu’ils apparaissent habituellement dans l’imaginaire pictural canadien.

Dans The Daddies, le peintre reprend le tableau de Robert Harris, The Fathers of Confederation en y introduisant une Miss Chief en talons aiguilles posant nue pour les pères de la nation. S’il emprunte les techniques picturales de la peinture européenne, il réutilise également ses codes et ses stéréotypes, dont la figure de la femme, muse et modèle de l’homme artiste. La scène peinte par Robert Harris – la Conférence de Charlottetown de 1864 – est un épisode fondateur pour le Canada, mais dont les populations autochtones ne firent pas – ou peu – partie. Avec The Daddies, Monkman réintroduit ce qui demeure encore largement dans le hors-champ de l’histoire canadienne.

Son travail fait aujourd’hui partie des collections des principales institutions muséales canadiennes. Les célébrations ayant rythmé l’année 2017 ont octroyé à Monkman un espace sans précédent au sein de la sphère culturelle du pays. Son exposition monographique Shame and Prejudice: A Story of Resilience, fut présentée à Art Museum, la galerie de l’Université de Toronto, avant de se déplacer aux quatre coins du pays, précisément dans le cadre du 150e anniversaire de la confédération. L’artiste fut également invité à présenter son travail lors de plusieurs conférences : au forum Six Degrees Citizenship, organisé par l’Institut pour la citoyenneté canadienne, think-tank canadien cofondé par Adrienne Clarkson, ancienne gouverneure générale, ou encore au Creative Time Summit, en 2017 à Toronto. Une nouvelle exposition monographique, Beauty and the Beasts / La Belle et la Bête, fut quant à elle choisie pour lancer la programmation de réouverture du Centre culturel canadien à Paris.

« Miss Chief n’a jamais eu peur des échanges culturels ; l’appropriation culturelle est une autre question. Lorsqu’une culture dominante emprunte à une culture marginalisée, il est impossible de ne pas le voir comme une appropriation26. » L’échange, l’emprunt comme le détournement, ont été et continuent d’être constitutifs de pratiques artistiques séculaires sans frontières culturelles. Tour à tour dénoncée comme une spoliation ou célébrée comme un acte d’émancipation, l’appropriation – ou la réappropriation – culturelle dépend avant tout du contexte historique et politique qui l’a précédée.

Malgré d’innombrables articles et prises de position redoutant le retour d’une censure d’un autre temps, l’appropriation culturelle n’est véritablement menacée ni d’interdiction ni d’extinction. Ce concept ne constitue pas un diktat idéologique, bannissant de facto toute discussion afin de « trancher net les têtes27 ». Au contraire, il bouscule les positions esthétiques, politiques et éthiques traditionnelles. Véritable stratégie protestataire, il permet l’ouverture et le renouvellement d’un débat sur la sous-représentation des populations minoritaires, au sein d’une scène artistique et culturelle donnée.

Si l’année 2017 fut ponctuée au Canada par la polémique provoquée par Hal Niedzviecki, elle fut aussi celle d’un certain renouvellement au sein de la vie culturelle. Le poète Nisg’a Jordan Abel et l’artiste Mi’kmaq Ursula A. Johnson reçurent tous deux l’une des plus prestigieuses récompenses nationales dans leur discipline respective : le Griffin Poetry Prize, prix de poésie le plus doté au monde, et le prix Sobey pour l’art contemporain. Tandis que le Musée des Beaux Arts de l’Ontario, l’AGO, nomma pour la première fois de son histoire une commissaire dédiée aux arts autochtones canadiens : Wanda Nanibush, activiste originaire de la Première Nation Beausoleil, appartenant au groupe des Anichinabé. L’occasion, pour les Canadiens, d’écrire une autre histoire nationale.

Couverture : Kent Monkman, The Scream, 2017, 84” x 126”, acrylique sur toile. Image fournie avec la permission de l’artiste

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